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voyez-vous, nous autres, mademoiselle, ce n’est pas comme chez vous : on a des amies, on ne les laisse pas pour ça. Que voulez-vous ? ça arrive tant ! D’ailleurs est-ce à moi à moi de les blâmer ? et puis ce ne sont pas de mauvaises personnes.

— Elles sont blâmables pourtant ; car enfin plusieurs d’entre elles au moins pourraient vivre de leur travail, et c’est par goût de la toilette et de la dissipation…

La jeune fille s’interrompit sous le regard que Fauvette attachait sur elle, regard où se lisait une désapprobation à la fois triste et amère.

— Vous êtes riche, vous, mademoiselle ; vous savez beaucoup de choses, vous avez des livres, de la musique, des promenades, de la toilette, des spectacles ; vous passez votre temps à faire ce que vous voulez…

— Eh bien ? demanda la jeune fille avec un certain malaise.

— Eh bien ? je veux dire que lorsqu’on est si heureux, on ne sait pas ce qu’on dit quand on reproche à une pauvre fille d’aimer la dissipation.

Marianne rougit.

— Pardon ! je ne l’ai pas dit pour vous blesser.

— Je sais bien, allez, tout le monde est comme cela ; on parle de ce qu’on ne comprend pas. Mais, tenez, regardez autour de vous, cette petite chambre : voilà toute notre vie à nous autres : un lit où nous avons six heures à dormir, encore pas toujours ; la commode, toujours trop grande pour notre peu de linge et nos vêtements ; le miroir où l’on se voit jeune et jolie, et dans lequel on peigne ses cheveux et l’on s’en couronne la tête, quelquefois en rêvant, quelquefois en pleurant, parce que c’est naturel, voyez-vous, aux jeunes filles, qu’elles soient riches ou pauvres, d’aimer la toilette et le plaisir ; la chaise et la petite table, où l’on travaille depuis le point du jour jusqu’à la nuit tombée, après quoi l’on allume sa petite lampe pour coudre encore jusqu’à onze heures ou minuit…

Fauvette continua :

— Vous êtes-vous imaginé, mademoiselle, ce que c’est que de toujours coudre ? toujours, toujours ! demain comme hier, toutes les heures les unes après les autres, toujours tirer cette aiguille, et ne pas faire autre chose dans toute la journée, dans toute la vie ! Et ça tout bonnement pour vivre, c’est-à-dire pour ne pas mourir, pour manger du pain et un peu de café au lait, un peu de fromage ; pouvoir s’étendre sur un mauvais lit pendant quelques heures, quand on a le dos brisé, meurtri à crier, par ce petit mouvement du bras, toujours le même, répété des millions de fois… pour vivre, ce qui veut dire seulement pour coudre toujours, sans cesse, comme une machine ou avec une machine pour compagnie… Voilà, mademoiselle ! Eh bien ! moi, qui sais ça, je n’ai pas le courage de les abîmer, les pauvres qui se laissent tirer hors de ce tombeau pour aller se réchauffer un peu au soleil. Pensez-vous qu’il y ait bien de la différence entre la petite chambre où coud l’ouvrière et le cercueil ? La plus grande est que dans celui-ci on ne souffre plus, et que dans l’autre on se sent mourir.

— Pardon ! s’écria Marianne en saisissant les mains de Fauvette, pardon ! J’ai été méchante et stupide tout à l’heure, et vous avez eu bien raison ; je ne savais pas ce que disais.

Sa voix s’altéra ; elle pencha la tête sur l’épaule de Fauvette, qui se mit à pleurer en la serrant dans ses bras.

— Que vous êtes bonne ! Oh ! jamais je n’en ai connu une comme vous. Laissez-moi vous aimer. Je n’aimerai plus que vous ; ça me remplira le cœur, et comme ça je pourrai rester honnête. Autrement, voyez-vous, vivre sans aimer, vivre sans rien dans sa vie, rien que pour coudre, ça ne se peut pas ; nous ne sommes pas des machines de fer.

— Pauvre !… pauvre sœur ! disait Marianne, je croyais vous plaindre, je croyais vous aimer, et je ne comprenais pas. Oh ! que pourrais-je faire pour vous racheter ? Mais, hélas ! il faudrait d’autres forces que les miennes. Comment se peut-il que des femmes, des êtres humains, soient ainsi traités ?… Oui, comme des machines de fer. Et nul autre refuge que la tentation, l’opprobre, et enfin la misère toujours. Oh ! Fauvette, non, je n’avais pas compris. Et bien d’autres sont de même. Il faudra le dire à tout le monde ; il faut que tout le monde comprenne ces choses-là !

Elles pleuraient ainsi, dans les bras l’une de l’autre, se parlant à phrases entrecoupées, debout, au milieu de l’étroite chambrette, et, bien que tout fut tristesse dans leurs paroles et dans leurs pensées, un rayonnement singulier d’où la joie n’était point absente, une joie supérieure et forte, éclairait leurs fronts. Elles avaient passé de leurs propres souffrances dans celles d’autrui, avec cette ardeur généreuse qui est une force et comporte toujours un rayon d’espoir, et elles goûtaient la joie d’une affection pure, nouvelle, enthousiaste, qui, née à peine, gonflait déjà leurs cœurs. Un silence eut lieu pendant lequel elles restèrent ainsi embrassées, le front rêveur, les yeux brillants de larmes claires et lumineuses, qui roulaient une à une, lentement, sur leurs joues. Marianne enfin se dégagea doucement des