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L’été surtout, quand le soleil brillait, je me disais : Est-il possible ? Pourquoi donc ne vivrait-on pas ?

Vous pensez bien qu’il n’était pas question de l’école. Pour pouvoir y aller, mes frères et ma sœur manquaient de deux choses, des vêtements et du pain. Pour moi, il en était encore moins question ; depuis l’âge de 6 ans, j’étais mère.

Un jour, on nous rapporta mon petit frère et l’on gronda fortement ma mère pour l’avoir laissé en état de vagabondage. Et qu’est-ce qu’elle y pouvait, la malheureuse ? avions-nous le temps de le garder ?

Alors on mit en fabrique les deux aînés ; ils gagnaient 8 sous par jour, et devenaient chaque jour plus maigres et plus pâles. Ces enfants, qui manquaient de nourriture, c’était leur retirer l’air et le libre exercice, qui les soutenaient. Ce fut peu après que ma sœur mourut. L’autre devenait vicieux et nous disait des choses effrontées, qu’il avait apprises à l’atelier. Mais, après la mort de notre pauvre père, il y eut un autre homme dans la maison. Ma mère avait dit : Il n’y a que ça à faire ou nous tuer tous. » D’abord cet homme avait l’air d’aimer beaucoup ma mère et de nous aimer un peu, ensuite il devint brutal et nous reprochait le pain qu’il nous donnait ; il en vint à nous battre et à battre ma mère. Celle-ci était rongée de chagrin ; une fièvre qui passait l’emporta.

Je n’avais pas encore 15 ans à cette époque-là. L’amant de ma mère voulut me garder ; mais il chassa l’ainé de mes frères, et, c’est effrayant à dire, depuis je ne l’ai jamais revu. J’ai vu seulement une fois notre nom dans les journaux, sur un garçon de cet âge, qui venait d’être condamné à la maison centrale, et j’ai toujours cru que c’était lui.

Bientôt je fus obligée de quitter cet homme, qui voulait faire de moi sa maîtresse. Je louai une petite chambre sous les toits pour 12 francs par mois. Une société de bienfaisance s’était chargée de mettre mon petit frère en apprentissage. À coudre dès l’aube jusqu’au soir, je gagnais de 10 à 15 sous ; faut dire que je n’avais pas toujours de l’ouvrage, et que je faisais le métier de couture le plus ingrat, celui de confectionneuse en gros. Mais c’est un privilége que de pouvoir aller en apprentissage, et le plus grand nombre ne le peut pas. Il me restait donc pour le pain et le vêtement 5 à 6 francs par mois. Naturellement je mangeais à peinè et payais mal mon loyer. On me donna congé ; mais la peur d’avoir à déménager quand je n’a- vais pas le sou, la fatigue, le chagrin et la faiblesse me firent tomber malade, et je me mourais, abandonnée, quand un homme dont la chambre était voisine de la mienne, et qui m’entendit gémir, vint me donner à boire, me procura du bouillon, enfin me guérit et soigna ma convalescence. Il paya même mon loyer, mais pour le reste du mois seulement, et ensuite m’offrit sa chambre. Il fallait mourir ou accepter. J’étais abrutie par la souffrance, faible encore, sans courage. Puis je le croyais bon, je croyais qu’il m’aimait et lui en étais reconnaissante. Enfin, depuis l’enfance, je voyais ces choses-là se faire tous les jours, sans protestation.

J’ai été horriblement malheureuse avec cet homme. Il me traitait comme une chose à lui, parce qu’il me nourrissait. Je lui épargnais cependant beaucoup d’argent en préparant moi-même les repas et en entretenant ses vêtements, et cela compensait à coup sûr ma pauvre nourriture. Mais il ne m’en traitait pas moins avec mépris et brutalité. Je suis restée longtemps dans cette situation horrible de vouloir le quitter et de ne pouvoir pas, à moins d’en vouloir prendre un autre. Oh ! mademoiselle, vous parlez du malheur de la fille pauvre et vous n’avez peut-être pas compris celui-là, qui est le plus grand : ne pouvoir, pas vivre par soi-même, être dans la dépendance absolue de l’homme, non pas seulement comme ure servante, mais bien pis ! n’avoir qu’à choisir d’une honte à l’autre, être… oui, une sorte de prostituée, pour un seul, c’est vrai, mais qu’on n’aime plus, qui vous repousse le cœur, et que pourtant on ne peut pas quitter… que sous peine de mort ! Ah ! je croyais tant alors que, si je pouvais une fois échapper à ce malheur, je resterais seule, toujours !… Je ne pensais qu’à ma liberté !

Fauvette était si émue qu’elle dut s’arrêter ; elle avait fait effort pour dire ces choses. La sueur au front, les traits contractés, elle voila son visage de ses deux mains.

Ce n’était que par l’exercice de la bienfaisance, et de la façon, la plus restreinte, par intermédiaire le plus souvent, que Marianne connaissait la misère ; jamais elle n’avait soupçonné de telles profondeurs de souffrance et d’abjection ; aussi restait-elle sous ce récit comme paralysée d’effroi, d’étonnement douloureux. Sa pâleur, son œil qu’on eût dit plus noir, fixé sur Fauvette, parlaient seuls, et semblaient dire : Est-ce un rêve ? Cette créature si jeune, intelligente, distinguée d’aspect, qui parait si modeste, a trempé dans ces fanges et roulé dans ces misères.

Fauvette s’essuya les yeux, et son regard surprit l’épouvante, l’émoi silencieux de la jeune bourgeoise.

— Ah ! dit-elle d’un ton brusque, je vous l’avais dit ; elle n’est pas belle, mon histoire, et vous me méprisez, je le vois. Que voulez-vous ? Je n’ai pas été élevée comme vous.