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et qu’on traite avec égard, je me suis aperçue que les jeunes filles pauvres, tout au contraire, étaient indignement traitées et sauvagement trahies. Cela m’a fait mal ; j’ai trouvé que c’était injuste, odieux, et me suis promis d’user de tous les moyens que je possède pour protéger ou racheter celles que je verrais ainsi victimes de leur faiblesse, Peu de personnes malheureusement ont ces idées-là, et c’est pourquoi celles qui les ont paraissent quelquefois un peu extraordinaires.

— Ah ! c’est cela ? dit Fauvette. Oh ! alors c’est très bien ! Je ne sais qu’un autre qui soit ainsi, et peut-être le connaissez-vous ? C’est M. Pierre Démier.

— Oui, dit Marianne, et c’est l’homme que j’estime le plus.

— Vraiment ? s’écria l’ouvrière avec joie. Vous êtes l’amie de Pierre Démier ? Oh ! alors je vous comprends maintenant, et j’ai tout à fait confiance en vous.

— Vous connaissez beaucoup M. Pierre ? demanda Marianne.

Et un étrange battement de cœur la prit en attendant la réponse à cette question.

— Oui et non. Je ne lui ai pas souvent parlé, mais les paroles qu’on entend de lui vous restent dans le cœur. En voilà un qui se conduit bien vis-à-vis des femmes ! Jamais de galanteries, mais une politesse ! Un jour qu’il m’a rencontrée à la porte d’Albert, où je pleurais, nous avons causé, et alors, comme cela, je lui ai dit : Vous n’avez jamais trompé une femme, vous ? Non, m’a-t-il répondu, si j’avais une maîtresse, elle serait ma femme ; or, comme c’est un grand malheur que d’être lié pour la vie avec une personne qu’on ne peut pas aimer beaucoup, j’attends de l’avoir trouvée. Si tous les hommes pensaient comme cela, mademoiselle, il n’y aurait pas tant de douleurs, de honte et d’abominations en ce monde.

Marianne se rapprocha de Fauvette et lui serra la main ; puis, afin de mieux gagner sa confiance, elle raconta comment elle avait connu Pierre et l’histoire d’Henriette. Quand elle eut fini, elles pleurèrent ensemble, et dès lors la confiance était complète.

— Eh bien ! à mon tour, dit Fauvette, je vais vous raconter mon histoire, puisque vous la voulez savoir. Mais elle est bien simple, allez, quoique bien triste. Il n’y a que des choses trop communes et qui sont arrivées à tant d’autres, que ce n’est pas bien intéressant…

Mon père était ouvrier dans le bâtiment et ma mère cousait de la lingerie pour les magasins. Jusqu’à l’âge de douze ans, j’ai aidé ma mère à élever mes petits frères, parce que j’étais l’ainée ; c’est moi qui les portais et les amusais tout le jour et même qui leur donnais à manger. À vrai dire, ma mère, travaillant de son aiguille le plus qu’elle pouvait, ne faisait guère que les mettre au monde et les allaiter, et c’était moi qui faisais le reste. Pauvres petits ! je les aimais bien ; mais c’était une fatigue si grande pour une enfant de mon âge, que parfois j’en pleurais d’ennui et de douleur, j’en avais mal dans les reins : même on a cru longtemps que la taille me tournerait à cause de cela, et ça serait arrivé surement si le plus jeune n’était pas mort. C’était pourtant un bel enfant ! il était quasi plus lourd que moi et voulait toujours être à mon cou. Ah ! que je l’ai pleuré ! Et même, quand tous mes chagrins se remuent en moi, je le pleure encore. Il était si bon ! il m’aimait tant ! Pauvre petit loulou ! c’était mon enfant à moi.

Ce qu’il y a d’affreux, c’est que les enfants des pauvres gens, et les pauvres gens eux-mêmes, meurent le plus souvent faute de soins et de remèdes, quand autrement ils pourraient guérir. Ce fut ainsi de mon petit frère, et plus tard d’une sœur plus âgée. Il y a beaucoup plus de morts chez les pauvres que chez les riches, allez ! Nous pleurons souvent, nous autres.

Un jour, ce fut le tour de mon père. Il travaillait fort, avec une mauvaise nourriture ; il prit froid pour être resté mouillé depuis le matin, sans pouvoir changer de vêtements, et bientôt il ne fit plus que tousser, puis il s’alita. Alors la faim, que nous n’avions jusque là connue que de temps en temps, entra chez nous et n’en bougea plus. J’entends encore dans mes rêves la voix triste des petits demandant du pain. Ma mère et moi, nous pleurions de les entendre. Elle m’avait appris à coudre et je l’aidais un peu, mais notre pauvre travail n’était rien pour le besoin que nous avions. Il y a, voyez-vous, des gens qui s’enrichissent à donner de l’ouvrage aux pauvres femmes, et qui n’ont pas honte de le payer de telle sorte que la malheureuse, en travaillant douze, quatorze et quinze heures, ne peut arriver qu’à gagner 60 centimes, 75 au plus.

Le père mourut. Nous continuâmes de lutter, ma mère et moi, et de nous tuer de fatigue. On s’adressa au bureau de bienfaisance et cela nous fit perdre plus d’une journée ; enfin l’on nous accorda huit livres de pain par mois.

On ne vivait pas, on mourait. J’étais alors si menue qu’on m’eût, comme disait ma mère, enfilée avec une aiguille. Les deux petits et ma sœur cadette cherchaient à manger dans les immondices, et ma mère parlait de nous jeter tous ensemble dans la Seine. Moi, je ne voulais pas ; j’étais jeune, et du fond de cette horrible misère, j’avais toujours une clarté d’espérance au fond du cœur.