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« De plus, pour toute personne qui déplore un préjugé, c’est une obligation que de le combattre, et sur ce point le vrai courage consiste à ne pas céder à l’opinion.

« Lorsque entre deux personnes une insulte a eu lieu, qui entaché l’honneur de l’une ou des deux, le seul moyen rationnel me parait être de soumettre l’affaire au jugement de témoins choisis par les deux parties, en nombre suffisant, six par exemple, et de capacité et d’honorabilité sérieuses. Ces témoins interrogent, font une enquête, et, selon le cas, apaisent un différend futile ou déclarent qui des deux a failli à l’honneur.

« Pour ces motifs et considérations, je refuse le duel qui m’est proposé par M. Albert Brou, et je lui propose de réunir des arbitres devant lesquels je ferai la preuve des torts que je lui ai reprochés et qui m’ont donné le droit de flétrir sa conduite.

« Le 20 juillet 18…

« Pierre Démier.

« Assisté de ses témoins : Aristide Chéneau, Julien Fébure, Paul Saux. »

— Tout ça c’est des raisons ! s’écria Mme Brou, et il est bien clair qu’il a peur.

Puis, se tournant vers son fils et l’embrassant :

— Toi, tu es un héros !… C’est égal, je suis bien contente que les choses se soient passées comme ça. Ah ! Tu ne pensais pas à ta mère, méchant enfant !…

Emmeline avait replacé le papier près de son frère avec une moue méprisante.

— Tout cela est fort juste, dit Marianne, et, à mon avis, fort courageux, et je pense, comme ma tante, qu’il serait heureux que tous les conflits de ce genre fussent traités ainsi.

Elle avait fait un effort loyal pour rendre hommage à la conduite qu’elle-même avait inspirée, mais elle ne dit mot aux réponses désobligeantes qui lui furent faites.

Albert s’écria :

— Ce monsieur a besoin pour trouver du cœur d’être souffleté : il le sera.

Mme Brou interdit énergiquement à son fils une pareille folie, et Marianne se dit tout bas que, sur ce terrain, Pierre, avec sa grande taille et sa force apparente, n’avait rien à craindre d’Albert.

Après le déjeuner, le docteur proposa une promenade aux Tuileries ; les dames seules l’y accompagnèrent, Albert prétextant des occupations. Il était sombre, amer, et évitait de parler à Marianne. Pendant que Mme Brou et sa fille regardaient les toilettes, le docteur entraîna sa pupille sur la terrasse du bord de l’eau, et là se plaignit doucement à elle du chagrin dans lequel elle les avait plongés.

— Certes, ma chère fille, lui dit-il, nous devons respecter vos sentiments, si vraiment ils sont changés ; mais permettez-moi d’en douter. Je vous connais peut-être mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Vous êtes sensible, loyale, sérieuse ; vous ne pouvez donc à la légère changer d’affection et manquer à vos promesses. Mais vous êtes fière aussi, et, vous croyant trahie, outragée, vous vous imposez l’obligation de ne point pardonner. Si je vous montrais que les faits dont vous vous plaignez sont des faiblesses trop communes, presque inévitables, et non pas des crimes, vous reviendriez aussitôt, je n’en doute pas, avec la même bonne foi, sur votre décision.

— Sans doute, monsieur, répondit-elle, naturellement flattée par ce délicat hommage, quand elle craignait de nouveaux reproches ; mais vous ne sauriez changer…

Car elle n’admettait pas la valeur de la preuve offerte par le docteur.

— Et bien ! dit-il, laissez-moi vous exposer la vérité, ma chère enfant, puisque le malheur a voulu qu’elle doive vous être exposée trop tôt.

Il répéta alors ce qu’avait dit Mme Brou sur les différentes morales à l’usage de l’homme et de la femme, et les exigences des sens chez celui-là ; mais il le fit avec une délicatesse d’expressions tout autre, et un ton d’autorité scientifique fait pour en imposer à une personne à peu près complétement ignorante en ces matières. L’homme et la femme étaient physiologiquement, moralement, intellectuellement, différents, plus même : opposés. La vertu, le devoir, l’honneur, étaient donc pour eux des choses de même absolument différentes, et la plus grande des erreurs était de vouloir établir pour eux une loi commune et de mettre leurs actes sur le même rang. C’était là le mot de la science, et qui pouvait se permettre d’y contredire ?

Ce n’était pas Marianne assurément. Non, elle ne savait pas la physiologie ; et cependant elle restait de glace, non convaincue, froissée, comme d’une double violence, par ces affirmations qui blessaient sa pudeur et, d’autre part, lui semblaient s’emparer indûment ou non d’une science fermée à la plupart des hommes du domaine commun de la morale et de la justice. Elle eût dit volontiers comme Rousseau : « Faut-il avoir consacré des années à l’étude de la théologie pour pouvoir se prononcer sur la religion ? » Le juste et l’injuste ne dépendent heureusement pas d’un texte plus ou moins clair, d’un point plus ou moins prouvé. Elle n’avait pas eu besoin, pour nier l’enfer, le péché d’Adam, etc, de lire les effroyables, bouquins sur lesquels se consumaient la pa-