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survenu… ah ! tout le sang m’avait fui !… J’étais dans un état… Je n’ai pas voulu vous en parler alors, par respect pour votre ignorance ; mais puisque vous voulez raisonner de choses dans lesquelles vous devriez vous laisser guider par mon expérience, à moi qui remplace votre mère, il faut bien vous parler de tout. Maintenant, Marianne, j’espère que vous êtes convaincue, et que vous ne vous obstinerez plus à traiter comme des crimes de simples petites erreurs, inévitables chez un jeune homme, et dont une demoiselle bien élevée ne s’occupe jamais. Il est vrai qu’à l’ordinaire elle n’en sait rien, il eut été à désirer que tout se fut passé de même entre Albert et vous ; mais enfin, puis que le hasard ne l’a pas permis, ce n’est pas une raison pour vous rendre malheureux l’un et l’autre. Venez donc avec moi, Marianne, consoler un peu ce pauvre enfant ; venez

En même temps, Mme Brou toucha le bras de la jeune fille, qui tressaillit et se recula.

— Laissez-moi, s’écria-t-elle, ne me parlez plus, laissez-moi ! Vous me faites mourir de honte et de chagrin.

Et elle éclata en larmes et en sanglots.

Mme Brou leva les yeux au ciel. Elle s’était juré d’être patiente ; mais, en vérité, cela était bien difficile.

— Jamais je n’ai vu un pareil caractère, dit-elle ; on ne sait vraiment comment vous prendre. Ainsi je ne pourrai pas tirer de vous une seule parole de cœur et de raison. Voyons, vous ne songez donc pas au chagrin de ce pauvre Albert ? Eh bien ! voulez-vous que je vous l’amène ?

Devant cette insistance, Marianne fit un effort :

— Puisqu’il faut vous le répéter, madame, je suis bien décidée à ne pas épouser Albert.

— C’est impossible ! cria Mme Brou ; je ne vous crois pas, c’est impossible !

— Pourquoi… je vous prie…

— Parce qu’on ne commet pas une pareille violation de toutes les convenances ; votre réputation vous le défend. Tout le monde sait que vous êtes fiancés depuis longtemps, Albert et vous ; on ne rompt pas un mariage dans de pareilles conditions. Si vous aviez le moindre respect humain…

— Je préfère le respect de moi-même…

— Eh bien ! c’est justement pour cela que vous ne pouvez pas rompre…

— Je ne l’aime plus ! s’écria Marianne, exaspérée.

— Vous ne l’aimez plus… cria d’un ton furieux la mère d’Albert, ce n’est pas possible !… Eh bien reprit-elle, quand ça serait vrai, ça ne fait rien ; à présent, c’est une chose finie, et vous ne pouvez pas, ne serait-ce que pour le monde, vous dispenser de tenir votre engagement.

— Mais, madame, cela est insensé !

— Insensé !… vous osez me parler ainsi ? Tenez, vous êtes un monstre de perversité ! Je vous laisse, car vous me mettez hors de moi. Nous verrons si le docteur pourra vous faire entendre raison.

Et Mme Brou sortit de la chambre aussi brusquement qu’elle y était entrée, furieuse de ce que ce monstre de perversité ne voulait pas épouser son fils.

Après le départ de sa tante, Marianne s’enferma résolument dans sa chambre. Elle était dans un accablement qui réclamait la solitude ; elle avait surtout besoin de ne plus entendre une voix, des paroles comme celles qui venaient de retentir si cruellement à son oreille. Oh ! quelle honte elle éprouvait !… quelle douleur !… Pourquoi lui avait-on dit ces choses ?… Ce n’était pas vrai ; non, ce n’était pas vrai ! Quelles Infamies ! Des femmes nécessaires avait-on dit, nécessaires aux plaisirs des jeunes gens et à l’honneur des autres femmes… de celles qu’on appelle honnêtes, et que ces mêmes jeunes gens épousent ensuite !… Horreur !…

Et Marianne mettait la main sur son front, et elle pleurait.

Comme elle avait dit cela, celle mère de famille, sans émotion, sans pitié ! Plus méprisable que la boue des rues ! Et pourtant, madame, si à votre avis elles sont nécessaires, nécessaires à votre honneur, à celui de votre fille, c’est de la reconnaissance que vous devriez avoir pour ces victimes, et votre honneur devrait se sentir humilié devant leur opprobre !

— Mais cela n’est pas vrai, cria-t-elle encore du fond de sa conscience ; non, cela n’est pas vrai ! Non, le mal n’est pas nécessaire ! Non, ce n’est pas avec de l’infamie qu’on fait de la vertu ; pas plus qu’on ne fait, dans l’humanité, de la science et du bonheur avec de l’ignorance et de la misère !

Elle pleurait, et, par une opposition frappante avec la sauvage tranquillité de la mère de famille qui avait dit : « Cette abjection est nécessaire à notre honneur, » elle se sentait, elle, la chaste fille, comme touchée d’un fer rouge par la révélation de la honte infligée à d’autres femmes, et son front pur se courbait et rougissait sous la boue qu’il sentait rejaillir jusqu’à lui.

Dans la route que trace l’humanité, il y a des zones obscures et d’autres plus éclairées où des choses apparaissent qui étaient restées cachées dans l’obscurité des zones précédentes. Entrainée par sa nature élevée et généreuse, Marianne montait, par la seule force du sentiment, vers les rayons qui dorent les cimes nouvelles ; elle souffrait, grand