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— C’est trop dire peut-être, en effet ; mais enfin il m’a avoué… qu’il avait trahi notre engagement…

— Non, mademoiselle ; on ne trahit un engagement que lorsqu’on refuse de le tenir, et mon fils ne demande qu’à tenir le sien.

La jeune fille rougit.

— Puisqu’il faut s’expliquer plus nettement, madame, votre fils m’a avoué qu’il avait eu des maîtresses.

— N’avez-vous point de honte, s’écria Mme Brou, de vous occuper de pareilles choses, vous, une demoiselle ? Est-ce que vous devriez savoir seulement ce que cela signifie ? Mais voilà ce que produit l’esprit d’indépendance et d’insubordination. Je vous ai toujours prêché les convenances, Marianne ; vous n’avez jamais voulu en tenir compte, et voilà que vous osez vous immiscer dans des choses où une demoiselle qui se respecte ne doit jamais regarder.

— Quoi ! madame, je ne dois pas m’inquiéter de la conduite de l’homme que j’épouse ?

— Non, parce que pour l’apprécier, il faut savoir des choses que vous devez ignorer.

— Vous n’y pensez pas il y va de mes intérêts les plus chers, et je n’aurais pas le droit…

— Non, mademoiselle, au nom de votre pudeur…

— Ah ! s’écria Marianne indignée, la vôtre et la mienne ne sont pas les mêmes ; car c’est ma pudeur à moi qui m’oblige de m’éclairer et me défend, d’être la femme d’un homme qui ne respecte pas l’amour. Étrange pudeur, madame, que celle qui interdit de savoir à qui l’on se donne ; si c’est là une vertu, je n’y prétends pas, et pour tout dire, j’ai plaint sincèrement hier Emmeline de la pratiquer.

— Vous êtes aussi incapable de juger Emmeline que de l’imiter, riposta Mme Brou. Mais puisque vous tenez tant à vous instruire, mademoiselle, il faudrait tout savoir et ne pas juger la conduite des hommes sur vos propres idées. — Écoutez, Marianne, dit la doctoresse en se rapprochant d’un air plus doux et presque confidentiel, sachez donc, puisqu’il le faut, que les hommes ne sont pas obligés comme nous à des mœurs sévères, je veux dire avant le mariage. À partir de ce moment, un homme se doit à sa femme ; c’est différent, et encore, s’ils commettent des manquements à la foi conjugale — Mme Brou poussa un long soupir — n’est-ce pas du tout la même chose. Pour une femme, c’est un crime irréparable, et pour eux ce n’est qu’une faute, qu’il faut bien pardonner, quelque douleur… — elle s’essuya les yeux ; — mais, pour ne parler que des jeunes gens, ils ont le droit de faire avant le mariage ce qu’ils veulent, et, voyez-vous, ma chère enfant, on se moquerait de vous d’avoir seulement l’idée d’une telle exigence. Je ne dis pas qu’Albert n’eut pas mieux fait… Je lui, ai même donné de bons conseils. Je lui ai dit : Tu vois Marianne ; elle est charmante, elle t’aime, elle veut bien attendre ; tu lui dois d’être le plus sage possible, et surtout de ne faire aucun excès qui puisse compromettre ta santé.

Je lui disais cela, parce qu’il faut toujours faire de petits sermons aux jeunes gens ; mais, en définitive, je savais bien qu’une fois où l’autre, il céderait à la tentation : les hommes ne sont pas des anges, et, pourvu qu’ils ne se laissent pas accaparer par une de ces créatures jusqu’à faire des folies pour elle, on ne peut pas demander plus. Albert a fait des dettes, c’est un mal ; mais enfin vous le lui avez pardonné. Quant à avoir eu des maîtresses, que voulez-vous ? c’était inévitable : la jeunesse a ses aspirations. Enfin je vous en ai assez dit, je crois, pour vous prouver que vous avez tort, et que votre prétention d’avoir un fiancé sans reproche est tout simplement ridicule. Si vous abandonniez Albert pour cela, vous auriez chance d’avoir pis ; car, je puis le dire sans partialité, c’est encore un des plus sages et des plus gentils, bien qu’il soit vif et ardent. Non, vous ne savez pas quels trésors… Pauvre cher enfant ! Et dire que vous me le mettez au désespoir.

Mme Brou se tut, attendant l’effet de sa harangue. La jeune fille, assise près d’une table, avait mis le front dans ses mains, et semblait affaissée sous le poids des révélations qu’on jetait ainsi sur elle. Mme Brou la crut sans doute ébranlée ; elle jugea bon de poursuivre :

— Voyez vous, ma fille, les choses sont ainsi. Vous avez vu ces misérables femmes, la honte de notre sexe ! — Et c’est ; par parenthèse, une chose dont je ne me consolerai jamais ; car nous n’aurions pas dû nous rencontrer avec de pareilles espèces, nous !… C’est la fauté de ce Paris !… Il ne faudra jamais parler de cela, Marianne, à personne, même en confidence. — Je disais donc : Vous avez vu de ces créatures dont le métier est de distraire les jeunes gens, — et trop souvent, hélas ! d’autres. — Eh bien ! ma chère enfant, ces femmes-là, qui sont à mépriser comme la boue des rues, n’en sont pas moins nécessaires. Il en faut pour les bonnes mœurs, parce que sans cela les honnêtes femmes seraient exposées à des insultes. Oui, et même dernièrement moi-même n’ai-je pas été l’objet d’une attaque brutale, indigne ? Oui, ma chère, un homme, qui me suivait depuis longtemps, s’est jeté sur moi et m’a poussée dans une allée obscure, où il m’a embrassée, oui, embrassée, et, sans un passant qui est