Page:Leo - Marianne.djvu/19

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que d’agir en homme bien élevé vis-à-vis d’une jeune fille honnête.

— Il n’en est pas moins vrai, reprit Albert avec une sorte d’humeur, que je dois la considérer comme une sœur et qu’elle ne l’est pas.

— Je ne t’ai jamais parlé de cela.

— Ah ! par exemple, s’écria le jeune homme. Je me rappelle encore les recommandations de ma mère et les tiennes à cet égard, le jour où l’on a reçu la lettre de M. Aimont.

Pour le coup, le docteur trouva son fils un peu sot. On avait eu pourtant quelque raison de changer d’idées depuis ce jour-là.

— Il ne pouvait être question que de convenances, dit-il. Marianne est libre et toi aussi, et je ne vois pas pourquoi le fils de son tuteur aurait moins de droits qu’un autre vis-à-vis d’elle. Pour moi, je ne pourrais désirer qu’une chose, c’est qu’elle devint, de son plein gré, membre réel de ma famille. Mais il n’est question pour le moment que de la guérir, ajouta-t-il avec bonhomie, et j’espère que tu m’y aideras de ton mieux.

— Dès que tu le désires, dit Albert avec un air de contrariété ; mais j’avoue que çà m’embarrasse fort et ne m’enchante pas.

Le cabriolet s’était arrêté. Albert descendit en serrant la main de son père, et celui-ci le regarda s’éloigner d’un air de doute et d’observation, jusqu’au moment où le cabriolet eut repris sa course dans les rues étroites de la cité poitevine.

La même proposition fut reçue tout autrement par Marianne. Quand le docteur lui en fit part, le premier sourire qu’on lui eût encore vu effleura ses lèvres. Cependant, ensuite, elle s’inquiéta du dérangement que cela pourrait causer à Albert. Mais, le docteur l’ayant assurée que cette leçon profiterait au maître autant qu’à l’élève, elle ne fit plus aucune objection et laissa voir le plaisir qu’elle éprouvait.

Il fut convenu que la leçon aurait lieu avant le déjeuner, dans la salle à manger où se tenaient d’ordinaire Mme Brou et sa fille, et celle-ci fut vivement engagée par son père à en profiter. Mais Emmeline trouvait cela si extraordinaire, si extraordinaire, qu’une demoiselle étudiât ces choses !

— Voyons, papa, ne m’oblige pas du moins à quitter ma tapisserie ; je tiens tant à l’avancer. Et puis je ferais rire Albert, car cela me paraît si drôle ! Au moins, quand j’aurai le nez baissé sur mon ouvrage, on ne verra pas, et j’écouterai… Mais il ne faudra pas me faire de questions.

— Tu es une petite folle, lui dit son père. Et il ne s’en occupa plus.

Albert n’était pas éloigné de partager l’opinion de sa sœur, et il ne se gêna pas, en l’absence de Marianne, pour laisser voir sa contrariété. Cela inquiéta son père.

— Serait-il possible qu’il eût de l’éloignement pour Marianne ? demanda-t-il à sa femme.

— Non, certainement, répondit celle-ci ; il ne s’en occupe pas, voilà tout, et c’est pour cela que la leçon l’ennuie.

— Marianne est pourtant très-attrayante.

— Elle n’a pas la gentillesse et la vivacité d’Emmeline, mais elle est fort bien assurément. Le mal est qu’il n’y pense pas du tout.

— Et puis, ajouta-t-elle en baissant la voix, quoiqu’ils fussent seuls, je crois qu’Albert a en ce moment un caprice pour Henriette.

— La petite couturière ?

— Oui, je lui ai même déjà dit de la laisser tranquille, je ne veux pas que chez moi…

— Il faudrait renvoyer cette fille.

— Oh ! elle se tient très-bien.

— Enfin on verra. Ces leçons une fois commencées…

— Oui, et le mieux est de ne rien dire. Pour Marianne, je crois que ce ne sera pas difficile. Elle m’a déjà dit qu’elle trouvait Albert bon et aimable. Je le crois bien ! Elle ne rencontrera pas ailleurs un plus gentil garçon. Mais, pendant qu’elle est en deuil et ne voit personne, il faut tâcher de prendre l’avance.

— Oh ! dit le docteur, qui sentit un peu de malaise de l’extrême clarté de sa femme, nous ne voulons pas circonvenir Marianne ; nous ne faisons rien que de loyal et dans son intérêt. Cependant il ne faudra parler à personne de cette leçon. Elle n’a rien que de très-convenable, puisqu’elle se passera sous tes yeux ; mais le monde est si méchant !

— Je crois bien. On m’a déjà fait des allusions, que j’ai très-dignement repoussées.

Le jeune professeur fut très-gêné pendant quelques jours ; mais, en voyant que son élève ne l’était point, qu’elle ne cherchait très-sérieusement qu’à apprendre et comprenait à merveille, il fut entraîné lui-même. Habitué à ne voir que des femmes volontairement frivoles et superficielles par éducation, il se disait avec étonnement :

— Comme elle est intelligente !

À vrai dire, ce ne fut pas un attrait pour lui ; il était trop fils de la bourgeoisie et trop Poitevin pour cela ; mais il en fut pris de respect, et surexcité de point d’honneur, et, ne voulant pas être au-dessous de sa tâche, ainsi que son élève s’en apercevait, il se mit à préparer sérieusement les matières de la leçon. Pour cette même raison, il devint assidu à l’école, qu’il négligeait auparavant…

— Ma chère enfant, dit un jour le docteur à Marianne, en lui faisant faire à son bras, par un pâle soleil de janvier, le tour du jardin anglais, je vous sais un gré infini de votre influence sur Albert.