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— Me voici ! dit le docteur.

On s’empressa autour de la voiture, où une jeune personne, saisie de terreur, soutenait dans ses bras le corps convulsé d’une autre femme, rejetée et comme tordue en arrière, la bouche écumante. Albert et Marianne tressaillirent en reconnaissant Fauvette ; quant à la mourante, c’était Florentine.

Elle fut transportée dans la pharmacie, où le docteur, dominant quelque émotion, s’efforça, aidé de son fils, de triompher du mal. D’abord qu’avait-elle ?

— Je ne puis vous dire que peu de chose sur cette dame, que je ne connais pas, dit le jeune homme, qui n’était autre que M. Albin. Elle faisait partie d’une société… joyeuse où je me trouvais. Nous avons soupé et bu copieusement. J’ai insisté pour faire accepter une voiture à mademoiselle, qui voulait rentrer chez elle, — poursuivit-il en montrant Fauvette, — mais elle n’a consenti qu’à la condition que cette personne monterait avec nous. À peine étions-nous en voiture, que cette dame s’est trouvée mal, et le mal est devenu si terrible que nous nous sommes hâtés de chercher du secours.

— C’est une indigestion épouvantable, dit le docteur, voilà tout. Mais il faut que cette femme…

Il n’osait achever sa phrase, Albert le fit.

— C’est un estomac perdu par le jeune, dit-il ; elle n’aura pu résister ce soir au plaisir de la bonne chère, et vraiment elle est bien mal.

Fauvette avait abandonné Florentine aux soins du docteur, d’Albert et du pharmacien, qui l’entouraient ; elle s’était retirée dans un coin, debout, toute saisie, et les larmes coulaient sur ses joues. Placée en face d’elle, Marianne la regardait ; maintenant elle retrouvait la ressemblance qui l’avait frappée : c’était cette tête douce et jolie qu’elle avait admirée dans la chambre d’Albert, et qu’il lui avait dit être le portrait d’une grande artiste. Quel entassement de faciles mensonges, et comme elle le sentait impossible à combler l’abime de défiance qui désormais les séparait ! Elle se glissa près de Fauvette.

— Mademoiselle, lui dit-elle à demi-voix, je désirerais beaucoup vous parler ; voudriez-vous me donner votre adresse et puis-je aller chez vous un matin, de très bonne heure ?

— Vous, mademoiselle ! dit la jeune ouvrière tremblante.

— Ne vous défiez pas de moi, je vous en prie.

— Non !… non !… Eh bien ! venez : rue des Écoles, n°… tant matin que vous voudrez, et demandez Mlle la lingère.

— Merci, au revoir !

Tout le monde était trop préoccupé pour qu’on s’aperçut de ce colloque. Les remèdes du docteur paraissaient agir, les spasmes qui agitaient la malade s’apaisaient ; elle reprit ses sens et tourna, les yeux autour d’elle. M. Brou s’était reculé de quelques pas ; Florentine ne vit qu’Albert et Fauvette, qui s’étalent rapprochés.

— Ah ! leur dit-elle, que je souffre !… Faut-il qu’un si bon dîner…

De nouveaux gémissements lui échappèrent, puis elle reprit avec effort :

— Ce n’est pas, au moins, que j’aie été bien gourmande… non… c’est que… voyez-vous… je n’avais rien mangé depuis trois jours !

M. Beaujeu amenait enfin une voiture ; Mme Brou se hâta d’y monter avec sa fille et appela Marianne au moment où celle-ci remettait sa bourse à Fauvette pour Florentine.

— Quelle horreur que ces débauchées ! s’écria Mme Brou quand elle se fut établie à l’aise sur les coussins. N’avoir pas de quoi manger et faire des orgies ! On frémit de se trouver en présence de telles créatures. Ah ! Paris est un lieu bien compromettant ! Vous vous êtes approchée de l’autre fille, Marianne, je l’ai vu. C’était pour lui donner quelque chose ? Mais c’est égal vous avez eu tort ; une demoiselle comme vous n’approche pas de ces personnes-là. Il fallait laisser faire la chose à ces messieurs. Et puis c’est une charité mal placée. Ces filles-là ne méritent aucune pitié.

On attendait le docteur. De nouveaux gémissements s’échappèrent de la pharmacie, dont la porto était ouverte.

Les spasmes l’auront reprise, dit Albert ; je ne crois pas que la malheureuse en revienne.

Quelques instants s’écoulèrent, puis le docteur vint et monta en voiture. Il était livide.

— Eh bien ? dit Albert.

— Elle est morte, répondit-il.



XVIII

Le lendemain, quand Albert et Marianne se rencontrèrent dans le salon de l’hôtel, ils purent deviner l’un et l’autre, en se regardant, que leur nuit n’avait été des deux parts qu’une insomnie. Cependant, si la jeune fille avait les paupières fatiguées et les joues pâles, si tout en elle exprimait la souffrance et comme la meurtrissure d’un grand coup reçu, elle n’en avait pas moins dans l’attitude quelque chose d’indéfinissable, qui n’était pas du calme, car elle était vivement émue, et pourtant y ressemblait : une simplicité forte, effet, sans doute, d’une résolution