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devant leurs enfants. Il s’échappa donc, après avoir recommandé à Albert de tâcher de faire asseoir sa mère ; car, un soir de fête, la recherche d’une voiture pouvait être longue.

En suivant l’allée, ils finirent en effet par trouver un banc, et Mme Brou, dont les idées étaient décidément brouillées sur tout autre sujet que celui de sa jalousie conjugale, domina sa suffocation pour demander à Albert ce que signifiait cette inqualifiable agression de ce Pierre Démier ; quel était le sujet de leur querelle. Albert alors commença une explication embarrassée, d’après le système de M. Milhau, c’est-à-dire fondée sur la seule malice des apparences. Pris à l’improviste, craignant d’éveiller la jalousie de Marianne, anxieux de ne pas voir recommencer un malentendu dont il avait trop souffert, il s’était débarrassé en l’imputant à Pierre, d’une visite importune que rien n’autorisait, sauf ces familiarités habituelles d’étudiant à étudiante, dont il regrettait maintenant de n’avoir pas su se préserver.

— Pauvre cher enfant ! dit Mme Brou en gémissant, et voila pourquoi il t’a traité comme le dernier !… Mais ce Pierre est un monstre ! un fou ! Il faut porter plainte contre lui… et par-dessus tout ne pas t’exposer… Cet homme n’est pas de ton rang, mon fils, et les gentilshommes ne se battaient qu’avec leurs égaux. Ah ! si tu ne veux pas rendre ta mère folle de douleur…

— Sois donc tranquille, maman, je t’ai dit qu’il n’était pas question de cela. Pierre n’y songe pas plus que moi.

Marianne avait écouté sans dire un seul mot les allégations d’Albert. Il sentit le poids écrasant de ce silence, il se vit maladroit et comprit trop tard qu’un aveu sincère, le jour où elle était venue chercher elle-même une explication, aurait pu le sauver peut-être ; en tout cas, ne l’eut pas déshonoré aux yeux de Marianne.

— Eh bien ! ma chère, dit Mme Brou, vous voyez qu’il n’y a dans tout ceci rien de grave. J’espère que vous lui pardonnerez sa légèreté, qui ne l’empêche pas de vous adorer, et que vous vous joindrez à moi pour lui persuader de ne pas se battre avec ce misérable charpentier… Oui, car je crains qu’il ne me dise pas là-dessus la vérité. Grand Dieu !…

— Ma tante, répondit Marianne avec l’intonation grave que prenait sa voix en de certaines circonstances, et qui faisait un contraste touchant et charmant avec sa jeunesse et la douceur de ses traits, je veux en effet tâcher d’empêcher ce duel, et je prie Albert d’en venir causer avec moi, au salon, demain matin à sept heures.

— J’y serai, Marianne, répondit-il avec empressement.

Emmeline et M. Beaujeu, à l’autre bout du banc, causaient, les mains dans les mains.

Plus d’une demi-heure s’était écoulée quand le docteur revint. Il était fort essouflé, trempé de sueur, et n’avait pas trouvé de voiture. Les quatre-places manquaient absolument, deux fiacres étaient introuvables. On agita la question de prendre le chemin de fer ; mais pour des habitants de la rive gauche, cela n’avançait guère. M. Beaujeu affirma que si ces dames avaient le courage de se rendre à pied jusqu’à la place de l’Étoile, on trouverait là surement aux environs le véhicule demandé. Il offrit également de l’aller chercher ; mais on jugea qu’il valait mieux y aller ensemble. Les jeunes personnes étaient bonnes marcheuses. Mme Brou seule était bien suffoquée, mais elle assura que le mouvement la distrairait ; elle en avait grand besoin !… Et poussant un soupir énorme, elle prit le bras de son fils.

Mais la bonne dame avait trop présumé de ses forces. Elle se traînait, ne marchait pas, et de temps en temps s’arrêtait pour jeter au vent son haleine et ses soupirs. On mit près d’une heure à se rendre place de l’Étoile, et là on fit halte, pendant qu’Albert et M. Beaujeu couraient à la station des Champs-Élysées,

Ils revinrent désespérés : la station était absolument vide. Que faire ? Aller voir aux Ternes peut-être ? Mais cette nouvelle désastreuse parut avoir épuisé le courage de Mme Brou. Elle mit tout à coup la main sur sa poitrine en disant :

— Mes enfants, mes chers enfants, le chagrin, la fatigue… J’étouffe !… Il me semble que je vais mourir.

Il y avait un troisième terme, le dîner, dont elle ne parlait pas, mais qui, ajouté aux deux autres, devait fortement agir. Le docteur y songea, et tout en soutenant sa femme avec empressement, il dit à Albert :

— Conduisons-la chez le pharmacien. Un digestif énergique et un peu d’éther…

Du côté des Ternés, une pharmacie, tout proche, montrait à la lumière du gaz ses bocaux verts et rouges. On y traina Mme Brou. Sa fille la délaça ; les secours de l’art médical lui furent prodigués, et moins d’une demi-heure après, la bonne dame soulagée, rattachant tant bien que mal sa robe, se disait à peu près remise de son attaque de nerfs, et de nouveau l’on s’occupait de trouver une voiture, en parlant de prendre au pis-aller l’omnibus, quand une voiture de remise découverte, arrivant au grand trot de l’avenue de l’Impératrice, s’arrêta devant la pharmacie.

— Un médecin ! un médecin ! cria un jeune homme en sautant à terre ; il y a ici une femme qui se meurt !