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Pendant cette véhémente attaque, le jeune Brou avait inutilement cherché à interrompre son adversaire, dont la voix puissante couvrait la sienne ; il n’avait d’ailleurs trouvé de meilleure réponse que de le provoquer en duel, provocation qu’il répétait sans cesse, tandis que Mme Brou, gémissante, cherchait à entraîner son fils, que Fauvette pleurait, terrifiée, et que M. Brou, désespéré, prenait le parti d’emmener sa fille et sa pupille.

— Emmeline, Marianne, vous ne pouvez rester au milieu de pareilles scènes ; venez.

Emmeline avec empressement donna le bras à son père, mais Marianne refusa.

— Il est trop tard, monsieur, dit-elle avec un calme apparent ; j’ai tout entendu. Laissez-moi tâcher d’empêcher un duel.

Et elle s’approcha de Pierre et lui mit la main sur le bras. Il tressaillit, comme s’il ne l’avait pas encore vue, et sa physionomie changea tout à coup ; ses yeux se baissèrent, un tremblement nerveux le saisit.

— Monsieur Pierre, lui dit-elle, je viens vous demander pardon ; car moi aussi j’ai été coupable envers vous… bien coupable !

— Ah ! répondit le jeune homme, aussi humble maintenant qu’il était terrible l’instant d’avant, si vous ne m’en voulez plus, si vous m’estimez encore, je serai trop. Mais est-ce blen sûr ?… Qu’ai-je fait ? Je viens de céder à un emportement qui ne me laissait pas maître de moi-même, je ne savais pas vous étiez là.

— Non, je ne vous en veux pas, dit-elle avec une expression singulière, qui à la paleur de la colère fit succéder sur les joues de Pierre une vive rougeur, et, si vous le permettez, j’oserai vous demander une grâce. N’acceptez pas un duel avec… mon cousin. Je suis sûre que cela est aussi bien contre vos principes que…

Elle s’arrêta.

— Je vous le promets, dit-il d’un ton ferme, et je vous remercie.

Cette scène, ces cris, ces éclats de voix, avaient attiré les consommateurs, qui, joints aux acolytes de Marina, s’étaient groupés autour de Pierre et des Brou. Inquiet, le maître du restaurant arrivait.

— Messieurs, dit-il, qu’est-ce que ce bruit ? Jo ne veux pas voir mon établissement envahi par police. Veuillez, messieurs, mesdames, reprendre vos places, et vous, messieurs, pas de provocations ou veuillez sortir.

Ces paroles dispersèrent tout le monde. En peu d’instants, les bosquets eurent retrouvé leurs groupes et les tables de café leurs consommateurs, et Marina, en se retirant à la tête des siens, dit :

— Ce garçon-la, mes enfants, est venu finir la chose. C’est lui qui a donné le coup du lapin, et mieux, ma foi ! que je n’aurais pu le faire. Si j’osais, je l’inviterais à souper avec nous ; mais il n’y a pas mèche, il refuserait. C’est un oiseau rare, celui-là. Enfin nous avons tout de même gagné notre souper, mes enfants, et moi j’ai goûté le plaisir des dieux. Donc, à présent, buvons du nectar, et qu’on s’en donne !

Ils rentrèrent sous leur bosquet, y compris Florentine et Miletin.

Pendant ce temps, Pierre avait marché vers la sortie du restaurant, d’un pas lent et la tête baissée, recueilli dans l’émotion nouvelle que venaient de lui causer les paroles de Marianne. Albert l’avait suivi, en dépit de sa mère, qui s’attachait à ses vêtements.

— Vous aurez demain de mes nouvelles, monsieur, dit-il.

— Je m’expliquerai devant vos témoins, répondit Pierre.

Et il s’éloigna.

Les Brou restaient sur le champ de bataille, non comme des vainqueurs, hélas ! mais blessés, meurtris, honteux, éperdus. Les femmes pleuraient, à l’exception de Marianne, qui contenait son émotion, mais se soutenait à peine. Les hommes évitaient leurs regards et se demandaient in petto, les uns par combien de scènes conjugales, de pleure, d’attaques de nerfs et d’exigences éternelles, ils allaient expier leurs forfaits ; les autres, si l’avenir caressé n’était pas à jamais perdu.

Le Dr Brou ayant soldé la note, on sortit pêle-mêle du restaurant, non sans avoir essuyé certains quolibets, lancés comme des fusées du bosquet de Marina.

La nuit tombait, l’avenue de l’Impératrice brillait de lumières, et la longue traînée des équipages et des fiacres ruisselait des hauteurs de l’Étoile à la porte du bois, comme un fleuve étrange, étincelant. Le docteur parla aussitôt de prendre des voitures ; Il n’était plus question du chalet des Iles, ni d’aucune fête. Mais l’élan des ressentiments conjugaux qu’avaient suspendu l’arrivée de Pierre et la présence d’un public ne lui laissa pas ces loisirs. On se trouvait, au sortir du restaurant, dans l’allée latérale de l’avenue sombre et presque solitaire. Mme Milhau éclata.

— Après ce qui s’est passé, dit-elle, il s’agit d’autre chose que de rentrer paisiblement chez soi. Je m’éveille d’une sécurité longue, mais bien trompeuse. Et voilà le payement de tant de soins, de confiance, de fidélité ! — Mesdemoiselles, poursuivit-elle on s’adressant aux deux jeunes filles, vous êtes plus heureuses que nous ; votre sort n’est pas fixé. Vous voyez ce que sont les hommes. À votre place, j’en resterais là pour toujours.