Page:Leo - Marianne.djvu/181

Cette page n’a pas encore été corrigée

— Je crains seulement, à cause de ma sœur, qu’on en vienne à nommer Beaujeu. Il faudrait nous en aller ; mais ils sont là, à la porte, et ces gens-là ne reculent pas devant un scandale, surtout quand ils le cherchent, comme il me semble. Si ce n’était la crainte de pis, je leur imposerais bien silence…

— Non, non, dit le docteur ; la prudence vaut mieux. Ils sont là plusieurs hommes, je ne veux pas que tu te risques. Seulement va chercher le garçon, obtiens le reste du diner, dépêchons-nous, et filons le plus tôt possible.

— Fauvette, dit la voix perçante de Marina, vous ne dites rien, ma petite, et pourtant vous n’êtes pas de celles qui ont le moins se plaindre…

— Fauvette ! murmura Albert en s’arrêtant, Allons, tout y est. C’est très-surement un coup monté. À présent j’en suis sur.

— Quoi donc ? est-ce que tu aurais quelque quelque chose à craindre ? demanda M. Brou, s’oubliant jusqu’à prendre un air sévère.

— Mon Dieu ! oui, mon père, répliqua ironiquement Albert : Fauvette, Pauline, Marina, Florentine, il y en a pour tout le monde.

M. Brou se tut, et, heureusement pour sa dignité dans l’embarras, un garçon fit diversion en apportant enfin le rôti, la salade et de nouvelles bouteilles. On se remit à manger ; mais l’appétit en général fut languissant, la conversation pleine de lacunes. M. Beaujeu était devenu blême, il riait faux ; les Milhau se battaient les flancs pour dire quelque chose ; Emmeline était rêveuse et distraite ; Mme Brou mangeait en dévorant des yeux son mari, dont la contenance empesée cachait mal les préoccupations ; Marianne continuait de garder le silence, excepté lorsqu’on l’interpellait, et la voix d’Albert, qui, avec sa faconde ordinaire, fournissait le plus de paroles, avait baissé d’un ton.

— Fauvette, dit Marina, vous êtes une perle, et le coq qui vous a laissé tomber n’est qu’une bête. Oui, en voilà une qu’il n’a pas fallu longtemps pour connaître. Ce n’est pas une chercheuse de plaisir celle-là, mais une chercheuse d’amour. Cela vit de son aiguille dans son petit coin, douce, modeste, ne voyant que des femmes. C’est bien comme cela qu’elle était, Marie, quand vous lui avez fait connaitre son Albert ?

— Oui, dit Marie, et je lui avais bien dit qu’il ne fallait pas s’y fier.

— Ah ! oui, quand ces petites filles-là aiment, elles se soucient bien des conseils ; et quand elles aiment, elles se croient aimées, et quand elles se croient aimées, elles se jetteraient dans l’eau sans savoir nager, pour faire plaisir à celui qu’elles aiment. N’est-ce pas, Fauvette ?

— Ne me faites pas de ces questions, madame, je ne peux pas parler de ça, répondit Fauvette de sa douce voix. Et je ne veux pas me venger non plus, ajouta-t-elle d’un ton décidé. Qu’est-ce que ça me ferait, puisqu’il ne m’aime plus ?

— Ma petite, reprit Marina, vous êtes de celles dont les hommes abusent toujours, qu’elles soient ouvrières ou duchesses. Regardez M. Albin. Il ne vous a jamais trouvée plus adorable, voyant que vous vous laissez trahir de si bonne grâce. C’est pour ça que les hommes prisent tant la douceur. Si vous aviez été un peu plus méchante, votre Albert ne vous aurait pas quittée si vilainement. En tout cas, on se venge, ajouta-t-elle avec un accent plein d’âpreté ; ça fait du bien.

Ce nom d’Albert, répété deux fois, avait frappé l’oreille de Marianne, et maintenant elle écoutait avec plus d’attention qu’Emmeline elle-même. Émue et rougissante de sa propre inquiétude, de temps à autre son regard croisait celui d’Albert. Il causait, il mangeait, il souriait, mais d’un air étrange, d’une insouciance affectée, qui semblait répondre : Il y a tant d’Albert. » Assurément, mais il ne pouvait empêcher le rictus de la peur d’errer sur ses lèvres, et Marianne le voyait et sentait l’angoisse étreindre son cœur.

— À votre place, Fauvette, puisqu’il a eu la lâcheté de vous avouer qu’il était fiancé depuis deux ans à une fille riche, et ne vous avait prise ainsi que pour passe-temps, je ferais en sorte, moi, de savoir l’adresse de cette demoiselle, et je lui apprendrais comment son fiancé lui garde sa foi.

— Pan ! pan ! pan !

C’était Albert qui frappait sur la table à coups redoublés.

— Que veux-tu ? lui dit son père.

— Mais de l’eau !

— Il y en a.

— Ah ! je ne voyais pas.

Il était pâle, et son regard furtif interrogea la figure de Marianne. Elle était plus pâle encore. Il avait mal fait de frapper ainsi, car l’intention n’était guère douteuse, et le bruit s’était produit trop tard.

Le repas devenait lugubre, on se hâtait de finir. Le dessert apporté restait presque intact, et la plupart des têtes, instinctivement, se tournaient vers la sortie du bosquet, vers la délivrance. L’idée de fuir, assurément, dominait. Pour M. Beaujeu, pour Albert, pour le docteur même, c’était le salut, et ils n’aspiraient à autre chose. Mais un autre instinct, le plus impérieux peut-être dans le monde bourgeois, les retenait à leur place : il fallait paraitre n’avoir pas entendu, ne pas s’être appliqué surtout les choses dites. Fuir