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même, et, sans être une savante, Marianne a des goûts artistiques et intellectuels qui lui font trouver peut-être un peu bornées les occupations de ta mère et de ta sœur. Il est vrai que depuis l’arrivée de son piano, elle donne quelques heures à la musique ; mais précisément, pour une sensibilité exaltée, cela est dangereux ; elle ne joue que des choses tristes, et ta mère s’est aperçue, à l’altération de ses traits, au refus qu’elle fait d’ouvrir sa porte à ces moments-là, qu’elle tombe alors dans des crises de larmes. Il lui faudrait une étude sévère et positive qui occupât son esprit sans l’énerver, et j’ai pensé que tu pourrais lui rendre ce service, puisque moi je suis trop occupé pour cela.

— Quoi dit Albert. Que puis-je y faire ?

— Il s’agirait de lui donner, une heure par jour, une leçon d’hygiène et pour ainsi dire de médecine domestique.

— À une femme ! s’écria Albert. Et pourquoi faire ?

— Pour l’occuper, je te l’ai dit.

— Qu’elle prenne des leçons de piano, de solfége, de peinture même, si elle veut ; mais des leçons de médecine !…

— Je n’ai pas dit des leçons de médecine, mais d’hygiène, et voici pourquoi j’y ai pensé : lorsque la moitié du village est venue prendre congé de Marianne, les uns en pleurant, les autres en me faisant mille recommandations de la rendre heureuse, j’ai vu qu’Aimont et sa fille avaient l’habitude d’assister ces pauvres gens dans leurs maladies, de leur donner non seulement des secours, mais des soins……

— Au hasard et probablement à rebours. Eh bien ! ils ont dû faire de jolies choses ! Il n’y a rien de plus funeste que cette prétention de médicamenter lorsqu’on ignore absolument…

M. Brou sourit de cette indignation, que tout écolier bien appris professe contre ce qui s’écarte des règles précises de l’enseignement littéral, et il interrompit Albert en disant :

— Marianne, à cette occasion, m’a précisément exprimé son regret de l’ignorance où elle se trouvait plongée à l’égard des plus simples prescriptions de la médecine. Le médecin ne venait à Trégarvan que toutes les semaines, et plus d’une fois le père et la fille, qu’on réclamait quand le moindre accident survenait, se sont trouvés malheureux de leur impuissance.

— Cela revient à dire qu’il est très-fâcheux qu’une localité soit privée de médecin, mais le remède à cela n’est pas assurément de donner à toutes les bonnes femmes des robes de docteur.

— As-tu fini, maudit ergoteur reprit le père impatienté. Nous allons toucher à l’école de médecine, et nous ne nous sommes pas encore entendus. Il ne s’agit pas encore une fois de faire étudier la médecine à Marianne…

— Parbleu ! je l’espère bien.

— Mais de lui communiquer ces connaissances usuelles, faciles, qui peuvent, à un moment donné sauver un noyé, un apoplectique, arrêter une hémorrhagie, conjurer les suites d’un accident, du retard souvent fatal du médecin, combattre une fièvre, améliorer une constitution faible, soigner une femme en couches, un enfant. Le but véritable est de prévenir, chez une jeune fille de dix-huit ans, malade de chagrin, une chlorose ou une névrose qui pourrait atteindre sa constitution d’une manière fatale.

— Je ne demande pas mieux, mon père, dit Albert, un peu étourdi, si tu ne vois pas d’autre moyen…

— Non, je n’en vois pas d’autres. On pourrait essayer des plaisirs mondains, mais son deuil les interdit ; on pourrait la faire voyager, mais je n’ai pas le temps d’accompagner ces dames ; on pourra plus tard la marier, mais aujourd’hui c’est trop tôt. On pourrait lui donner un professeur de littérature, mais elle ne s’en soucie pas. Il n’y a que l’étude, et cette étude-là, pour laquelle elle ait marqué un désir, une préférence. Elle sait déjà assez bien la botanique, c’est un bon commencement. Fais-en une infirmière instruite, un bon pharmacien. Et ne crois pas que ces leçons te seront inutiles à toi-même, car il n’y a rien de tel pour apprendre que d’enseigner. Il ne faut pas non plus que tu croies la chose puérile : l’hygiène est la somme, le fruit de la science. Il faudra préparer tes leçons.

— Fort bien, répondit l’étudiant ; reste à savoir si j’aurai le temps.

— Bah ! tu iras un peu moins au café, et ce n’en sera que mieux.

— Excepté pour moi.

— Comment ? te voilà bien malheureux de passer une heure par jour avec une charmante fille !

— C’est précisément ce qui m’embarrasse, et il me semble qu’on ferait mieux de lui donner un autre professeur.

— Et pourquoi cela ?

— J’entends un vieux. Il y a des choses délicates à dire…

— Tu les éviteras autant que possible, et, quand tu ne pourras pas les éviter, tu les diras simplement ; je suis persuadé que ton élève les acceptera de même.

— Puis c’est une intimité, cela et la réserve qu’on m’a imposée vis-à-vis de cette jeune fille…

— Je ne t’ai rien imposé, dit M. Brou en appuyant sur ses paroles, absolument rien,