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— Je n’ai pas envie de parler, mon vieux, dit-elle enfin. Je n’aurais que du noir à verser, et ça serait dommage, à cause de ces enfants là, qui sont gais comme des oiseaux. Ils n’en sont qu’au commencement eux ! Bah ! le monde est une vilaine chose. J’en ai mal au cœur !

— De la philosophie de restaurant, dit en riant M. Milhau.

Ils se regardèrent en riant, et tous écoutèrent. Seul, au son de la voix de Marina, M. Beaujeu avait tressailli, mais il n’en riait pas moins comme tout le monde.

— Allons donc, reprit Miletin, il ne faut pas se laisser aller comme ça. Tu es encore jeune, Marina, et c’est bon pour les vieux de désespérer.

À ce nom de Marina, M. Millau dressa les oreilles, et sa femme lui fit un signe plein d’effarement. Ils échangèrent un regard avec M. Beaujeu, et tous trois se mirent à dire quelque chose ; mais la verve n’y était pas, et l’on eut dit que M. Beaujeu avait peur de s’entendre.

— Écoutez donc, dit Emmeline.

M. et Mme Brou ne demandaient pas mieux que d’entendre, aussi, bien qu’un peu inquiets pour les oreilles de leurs filles, ne firent-ils aucune objection. On se laisse aller à tant de concessions à Paris.

— Mon vieux, tu me flattes, par bonté d’âme, et je te sais gré de l’intention. Mais je sens mon mal depuis longtemps, va ; j’ai manqué ma vie. Quand j’étais pas plus haute que ça, j’entendais partout dire autour de moi : Le plaisir, la vie libre, c’est la grande vie ! Ceux qui se gênent sont des imbéciles. Moi, je l’ai cru ; ça n’était pas difficile. J’ai connu Musset, il m’a fait sauter sur ses genoux. Alors c’était à qui serait le plus fou, par gloriole et parti-pris. Eh bien ! vois-tu, il n’y a plus personne, pas même toi, mon vieux Tintin, qui croie à cette bêtise. Tu es comme moi, tu en as par-dessus la tête et tu t’embêtes à mourir. Non, ça n’est pas ça la vie. Après ça, qu’est-ce que c’est ? Je n’en sais rien. Un de ces jours peut-être, on me pêchera dans la Seine. En saurai-je davantage alors ? En tout cas, je ne m’embêterai plus comme ça.

— Ah ! mademoiselle Marina, pouvez-vous parler ainsi ? dit Pommerin d’une voix tendre, tandis que Marie, Mérut et les autres ajoutaient leurs observations, et que, dans le bosquet d’à côté, M. Brou disait d’une voix sentencieuse et contenue :

— Voilà un sermon qui sort d’une étrange bouche, mais il n’en est que plus concluant, et je ne suis pas fâché malgré tout que ces demoiselles l’aient entendu. Il prouve bien que le vice ne donne pas le bonheur, et que les faux plaisirs…

— J’ai encore une ressource, reprit Marina, c’est de me faire dame de charité.

— Dame de charité ! dit Mme Brou en roulant des yeux scandalisés.

Mme Milhau lui répondit par une pantomime non moins expressive.

— Et pourquoi pas, mes, enfants ? Il y a assez de misères ; j’en connais moi seule de quoi fournir à plusieurs bureaux. Mais voilà, il faudrait brûler des cierges ; ça ne me va pas. Et encore une autre raison ! Travailler à guérir des misères qu’on laisse se refaire sans cesse, c’est trop bête, hein ? Quand les hommes auront cessé d’exploiter les femmes, à la bonne heure ; autrement… Car ça fait mal au coeur cette balançoire : la débauche d’un côté, la philanthropie de l’autre, et des deux côtés les mêmes gens, infectant ici, soignant par là ; outre que ça n’est pas à guérir, qu’ils sont les plus forts. Quant à s’occuper de supprimer le vice, ils n’y pensent jamais ça serait ce couper les vivres…

Le sermon n’était plus du goût de M. Brou, et sa femme ne se sentit pas moins formalisée.

— Quelle ville que ce Paris, dit-elle, où l’on est exposé à entendre de pareilles conversations ! N’écoutez plus, mesdemoiselles.

— Il est certain, dit le docteur, que nous sommes mal placés ici ; puis, on ne nous sert pas. Que font ces garçons ?

Et il frappa sur la table.

— Ah ! Marina, cria Miletin, tu dis tout ça sous l’empire d’un chagrin de cœur. Si tu avais encore ton Armand… Pourtant veux-tu que je te dise le fond de mon cœur ? Eh bien ! tu le regrettes joliment plus qu’il ne vaut.

— D’accord, mon fils. C’était un jeune homme de cinquante ans, flambé, roussi, teint fourbu ; parbleu ! je le savais bien, enfin bon à mettre au rencart. Mais, que veux-tu ? c’est bête ; je l’aimais tout de même. Je me disais : Eh ben ! je ne suis plus bien jeune non plus, j’en ai des nausés de la vie libre ; aimons-nous bêtement, conjugalement ; ça vaut mieux que de changer. On finit par avoir besoin de ça. Il me l’avait promis, ça va sans dire.

— Mesdemoiselles, causons donc, dit Mme Brou.

— Mais, maman, je ne sais que dire, observa Emmeline, qui tendait les oreilles de toutes ses forces du côté de ses voisins.

Dans le bosquet bourgeois cependant, chacun s’évertua à dire quelque mot, et M. Brou frappa de nouveau sur la table, mais aucun garçon ne vint. Au fond, chacun, s’il consentait à empêcher les autres d’entendre, tenait pour sa part à écouter, si bien que la conversation s’abattait à chaque instant, et,