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— Rendez-moi mon voile à l’instant, monsieur !

Pierre rougit, il pâlit ; un son inarticulé sortit de sa bouche, il restait comme paralysé.

— Hâtez-vous, reprit-elle ; je me suis échappée, mais on va me chercher. Je n’ai rien voulu dire tout à l’heure, parce que si celui qui était avec moi eût vu comme moi… mais jamais je n’aurais consenti à laisser ce voile entre vos mains, eussé-je dû vous envoyer quelqu’un… Dépêchez vous donc, monsieur !

Il chercha le voile de ses mains tremblantes, et, en le retirant de son sein devant elle, des larmes de douleur jaillirent de ses yeux ; tandis qu’elle, rouge et les yeux étincelants, détournait la tête avec indignation et colère. Quand elle avança la main, leurs yeux se croisèrent.

— Que vous ai-je fait ? gémit-il.

— Et moi ? répondit-elle avec un suprême dédain.

— Vous m’estimiez autrefois.

— Je ne vous connaissais pas.

Elle avait déjà repris sa course, et il restait anéanti, sans mouvement, sans pensée, comme s’il eut reçu le coup d’une masse de fer. Où était-il ? qu’avait-il à faire ? qu’était-il même ? De longtemps il ne le sut.

À la fin, il se remit en marche machinalement, poussé par l’instinct de la dignité personnelle, en voyant des gens le regarder et s’interroger sur lui ; mais il marcha sans savoir où il allait. Doux idées fixes se choquaient incessamment dans sa tête :

Elle me méprise.

Pourquoi ?

Il était encore incapable de former un plan, mais se disait : Je le saurai ! avec une force de volonté dont il frémissait lui-même.

— C’est vous, monsieur Pierre ? lui dit une voix douce et triste.

Et il sentit un bras se poser sur son bras. D’abord il sursauta, puis s’arrêta en reconnaissant Fauvette.

— Qu’avez-vous, monsieur Pierre ? lui demanda-t-elle ; vous n’avez pas votre air ordinaire aujourd’hui. Assoyez-vous et prenez quelque chose, cela vous fera du bien.

Il vit alors confusément devant lut un café dans les arbres, des gens attablés.

— Je n’ai besoin de rien, dit-il.

— Il me semble, reprit Fauvette, que vous êtes malade ou que vous avez beaucoup de chagrin. Eh bien ! asseyez-vous et laissez-moi vous parler un peu, cela vous remettra peut-être. Moi qui vous connais pour si raisonnable, je ne peux pas vous voir comme ça… Écoutez, monsieur Pierre, je suis ici avec des gens… Voyez-vous par ici une femme en robe de soie grise avec des nœuds rouges, à côté de cet homme qui a son chapeau en arrière ?

— Oui, dit Pierre.

— Celle qui vous tourne le dos, poursuivit Fauvette, c’est Marie ; l’autre, vous ne la connaissez pas. Eh bien ! ce sont là des personnes qui ne songent qu’à s’amuser et ne regardent pas à boire plus qu’il ne faut, vous savez… Ils m’ont amenée malgrée moi en me disant qu’ils voulaient me venger d’Albert, et je suis déjà fâchée d’être ici. Eh bien ! ils vous regardaient venir là, dans l’allée, et disaient… que vous étiez ivre. Moi, bien sûre qu’ils se trompaient, j’ai pensé qu’il vous était arrivé quelque chose de fâcheux, et c’est pour ça que je suis venue vous parler.

— Merci, Fauvette, murmura Pierre. En effet, je ne suis pas bien.

— Vous avez un grand chagrin, cela se voit. Hélas ! moi qui vous croyais si tranquille ! je ne vous demande pas ce que c’est, monsieur Pierre ; mais, si seulement je pouvais vous être bonne à quelque chose ?…

— Merci, Fauvette, répéta-t-il, touché par cette sympathie. À ce moment le garçon de café s’arrêta devant eux. Pierre n’y prenait pas garde.

— Apportez à monsieur un sirop à la glace, dit Fauvette.

Et se tournant vers Pierre :

— Cela vous refroidira un peu. Vous êtes tout hors de vous-même.

— Que vous êtes bonne ! reprit-il.

La regardant alors avec plus d’attention.

— Mais vous aussi, Fauvette, dit-il, vous avez du chagrin ? Vous êtes bien pâlie.

— N’est-ce pas ? dit la jeune ouvrière, et des larmes vinrent à ses paupières. Je ne fais que pleurer depuis trois jours. Aussi comment font-ils pour me dire que je suis jolie ? Je songe bien à cela ! Je voudrais mourir.

— Qu’avez-vous, ma pauvre enfant ?

— Oh ! vous vous en doutez bien.

Elle tira son mouchoir et essuya de grosses larmes qui descendaient le long de ses joues.

— Albert ? dit-il.

— Oui, tout est fini. Il m’a dit… un autre m’eût dit cela, je ne l’aurais jamais cru, et je me demande encore par moment si c’est possible. Moi qui l’ai tant aimé ! penser qu’il ne m’a jamais almée, qu’il ne m’a prise que pour son passe-temps. Ça, voyez-vous… c’est trop !… je suis partie en le méprisant, et d’abord il me semblait que je ne pouvais plus l’aimer, que c’était fini, comme si j’avais eu le cœur mort. Et maintenant… Oh ! ce que je souffre !… Moi qui l’aimais tant ! moi qui elle croyais !… qui l’aurais suivi dans le feu, s’il avait voulu m’y conduire !… me tromper ainsi… Est-ce que vous croyez qu’il l’aime,