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recherche. Il n’eut plus, dès lors, d’autre pensée et il en délaissa tout, sans débat. Ce regard méprisant de Marianne plongeait au plus profond de son cœur, plus perçant qu’un glaive. Il fallait l’en retirer ou mourrir, il le fallait même dans la mort. Pierre, mort ou vivant, n’accepterait jamais le mépris de Marianne ; non, jamais, à aucun prix que ce fut ! Et s’il ne pouvait deviner, il irait le lui demander à elle-même !…

Fou de douleur, il ne songeait même plus à se dominer.

Après s’être brisé la tête en vain le reste du jour, Pierre vit bien qu’il y avait là quelque chose d’absolument inconnu pour lui et que Marianne seule pouvait éclairer. Mais comment la voir seule ou même comment lui écrire avec sureté ? Pierre ne savait pas si les lettres de cette jeune fille n’étaient pas soumises à un contrôle. Et comment s’exprimer, s’il devait être lu par d’autres que par elle ? Il fit tour à tour des plans dont lui-même reconnut l’extravagance et finit par s’arrêter à celui-ci, qui n’était pas sans défaut il allait faire une visite à la famille Brou et remettait lui-même ostensiblement sa lettre à Marianne, en l’annonçant comme celle d’un malheureux qui se recommandait à ses bontés. Il répéta, en s’adressant à lui-même : « Oui ! un malheureux ! » Qu’il était changé, ce jeune homme autrefois si sage, si positif, qui, grâce à des goûts simples, à son courage et à sa bonté, ne souffrait guère que par les autres !

Il écrivit une lettre, sévèrement châtiée, où il demandait avec force une explication, sans déceler, à ce qu’il croyait du moins, ses secrets sentiments ; puis, à midi, il se rendit à l’hôtel du Bon La Fontaine.

La famille Brou venait de partir en voiture, et, devant l’air consterné de Pierre, le suisse crut devoir ajouter :

— Ils sont allés au bois de Boulogne.

— Pourquoi n’irais-je pas ? se dit Pierre ; je puis les rencontrer la comme par hasard et parler plus facilement à Mlle Aimont.

Cette idée d’une rencontre n’avait ce jour-là rien de chimérique : c’était un dimanche. il y avait fête au Pré-Calelan et au chalet des Îles.

Pierre se dirigea vers la place de la Concorde, prit le chemin de fer américain et descendit à Passy. De là il se rendit au Pré-Calelan : La fête du Chalet des Iles était pour le soir.

Il explora tout le jardin sans rencontrer ceux qu’il cherchait ; il fit vainement le tour du concert, des danses, entra dans les cafés et jusque dans la vacherie. Las enfin de heurter cette foule endimanchée et d’observer ces visages couverts généralement d’une même expression : celle de la vanité qui cherche ou qui se pavane, Pierre rentra dans le bois et marcha au hasard. Il était plein d’abattement et d’une sourde irritation. Que faisait-il là ? à quel étrange but consacrait-il désormais son temps et ses pas ? Lui, l’homme d’étude, il courait après des désœuvrés… qu’il ne rencontrait même pas. Hélas ! était-elle moins fourvoyée que lui, Marianne, dans ce groupe vulgaire où le hasard l’avait placée, où une erreur de sentiment allait fixer sa vie ! Ah ! s’il pouvait seulement la délivrer ! Il n’eut pas regretté des années d’efforts ; mais à cela il ne pouvait tien, et ce qu’il poursuivait en ce moment n’était qu’une satisfaction personnelle à lui. Pour elle, que lui importait ? Il était si peu dans sa vie ! Elle l’avait mal jugé, sans prendre la peine de vérifier, et si elle en avait éprouvé sur le moment quelque peine, déjà sans doute elle n’y pensait plus. Peut-être recevrait-elle son ardente question avec une hauteur froide. et lui répondrait-elle évasivement, poliment, comme à un homme qu’on met à la porte de sa confiance et de son intimité ?

Cette pensée lui causa un déchirement de cœur tel qu’il ne put retenir des larmes, et s’enfonça dans le bois pour y cacher sa faiblesse.

Pierre se trouvait sur le bord d’une de ces allées ombreuses qui vont du Pré-Catelan à Bagatelle. Le bois était plein de chèvrefeuilles qui jetaient d’un arbre à l’autre leur lacis touffu. Il s’appuya contre un de ces arbres, à dix pas du bord, et, protégé par le feuillage, il se laissa aller à la sensation, à la fois douce et amère, que lui causaient cet accès insolite de sensibilité, ces larmes que d’ordinaire il ne savait point verser et qui lui étaient arrachées du fond du cœur par elle, par elle seule. Ce n’était que par la douleur qu’elle lui révélait son influence ; mais qu’importe ? Il frémissait d’une étrange volupté à se sentir ainsi touché par elle et se disait amèrement :

— Je n’aurai jamais d’autre faveur. Mais qu’elle soit bénie d’attendrir ainsi mon cœur ! Merci, Marianne !

En réalité, après les huit jours de souffrance, de tension morale et d’insomnie qu’il venait de subir, ces larmes, les premières depuis des années, le soulageaient. De rares promeneurs passaient dans l’allée, et Pierre ne les voyait ni les entendait, quand son oreille fut frappée d’un accent connu. N’était-ce pas la voix de Mme Brou ? Il écouta et regarda.

C’était bien la doctoresse, accompagnée de son mari, de M. Milhau et d’une autre dame, sans doute Mme Milhau, et qui traitait la grave question de savoir où l’on dînerait. Il était environ cinq heures. Il y avait un bon restaurant, paraît-il, aux Îles, et comme