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plaisir que je te quitte, mais parce qu’il le faut. J’aurais aimé à te conserver jusqu’au bout, crois-le bien ; mais cela n’est pas possible. Prends-en donc ton parti, comme je prends le mien, et puisque tu sembles redevenue plus gentille, séparons-nous bons amis. J’irai demain chez toi pour la dernière fois, et j’espère que tu accepteras…

— Tu étais fiancé, dit-elle, tu étais fiancé quand tu es venu à moi ?…

— Depuis plus d’un an.

— Et tu… l’aimais… elle ?

— Assurément.

— Et alors tout ce que tu m’as dit, c’était des parjures et des mensonges, tes baisers des soufflets, et tes caresses…

Fauvette dardait sur lui des yeux étrangement ouverts, d’un regard âpre, intense, écrasant, d’où sortit à la fin comme un éclair, dont il se sentit aveuglé. Elle étendit en même temps le bras vers lui, et tout à coup se précipita hors de la chambre.



XVII


Pierre Démier avait obéi à des considérations pleines de logique et de sagesse, lors qu’il s’était décidé à ne plus escorter les Brou dans leurs visites aux monuments de Paris. En revenant de Notre-Dame, il s’était trouvé dans un tel état d’exaltation et en quelque sorte d’ébriété morale qu’il avait eu peur très-sérieusement. Il avait franchi sans les voir les rues qui le séparaient de sa chambre, s’était assis à sa table comme à l’ordinaire, avait pris sa plume, ouvert ses livres, et s’était mis à penser à Marianne avec de telles délices qu’il s’était éveillé seulement longtemps après, n’en pouvant croire l’heure. Ayant alors commencé à travailler, la même image et les mêmes souvenirs l’avaient repris sans qu’il y songeat, le troublant de plus en plus, jusqu’à ce qu’il se fut aperçu avec étonnement qu’il n’était plus maitre de sa pensée, qu’il ne se commandait plus à lui-même. Il en avait rougi, il s’en était raillé. Cette nature simple et forte n’était pas habituée à de telles surprises. Pierre n’avait eu jusqu’ici qu’une passion dans sa vie, l’étude ; qu’un amour, l’amour filial. Les instincts élevés dominaient chez lui ; il n’avait guère en qu’à se laisser aller pour bien faire ; toutes ses luttes avaient été faibles, et tous ses triomphes faciles. Parfois il avait subi de grandes fièvres, auxquelles il se laissait aller follement et dont le grondait sa mère : des accès de dévouement, d’enthousiasme où il risquait sa vie et sa santé. Il avait entrepris à telle époque des travaux d’Hercule ou de bénédictin, mais jamais il ne s’était trouvé en opposition avec lui-même. Aussi ne s’effraya-t-il pas tout d’abord, cela passerait.

Il y avait longtemps que Mlle Aimont était aux yeux de Pierre la femme idéale qu’il aurait voulu aimer, si la chose eût été possible ; mais comme elle ne l’était pas, il n’avait pas eu besoin de se le dire deux fois, et il n’avait pas plus regimbé contre ce fait, qu’il n’eût songé à contre-carrer une loi naturelle. Marianne habitait au fond de sa pensée une place à part, et il l’aimait d’une affection toute intellectuelle, plus tendre peut-être, plus enthousiaste qu’une amitié d’homme à homme, mais chaste comme l’amitié. Il comptait également sur son estime ; il se fut adressé à elle à l’occasion, — c’est-à-dire s’il se fût agi d’une autre personne, comme pour Henriette, ou d’un intérêt général avec une confiance absolue. Mais il n’avait pas compté sur la sympathie vive et profonde qu’elle lui avait exprimée tout à coup, d’une façon si sincère et si charmante ; l’explosion de ce sentiment, ces beaux regards brillants d’intelligence et de pureté, cette bouche fine et tendre qui disait si bien, toutes ces grâces de femme qui augmentaient le charme de la pensée : tout cela à la fois avait saisi Pierre et l’avait enveloppé. Jusque là, ils étaient restés à distance l’un de l’autre ; mais tout à coup ils s’étalent trouvés la main dans la main, les yeux dans les yeux, et là-haut, en face de l’infini, qu’ils contemplaient ensemble, un même courant électrique les avait saisis, tordus et mêlés.

Pierre, aussi bien que Marianne, avait subi le phénomène sans se l’expliquer d’abord ; il avait cru à une secousse passagère. Mais l’ivresse persistait ; il n’était plus le même, il ne s’appartenait plus ; il était infidèle à l’étude, sa grande maîtresse. Au milieu de ses calmes démonstrations, le jeune homme sentait des bouffées venant d’il ne savait quel Éden l’envelopper et l’amollir ; une voix chère et harmonieuse répétait à son oreille des paroles qu’il avait déjà entendues, et successivement toutes les actions, tous les gestes de Marianne passaient sous son regard ; il se replongeait dans leurs conversations, ou quelquefois se bornait à la contempler, et les heures s’écoulaient ainsi, rapides et délicieuses, jusqu’à ce que des sensations trop brulantes vinssent l’éveiller et lui montrer le fond du gouffre où il se laissai descendre.

— Non ! non ! se dit-il résolument ; non, cela est fou ! C’est impossible ! Non, je n’irai pas !

Et le brave garçon, dont la raison et l’indépendance étaient le seul bien et aussi le culte, se défendit vaillamment ; il s’interdit de revoir Marianne, abandonna pour quel-