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— Que veux-tu, ma pauvre enfant. Notre destinée ne peut pas être la même. Il faut avoir du courage !

Fauvette le regarda d’un air étonné, sans lui répondre. Il reprit bientôt :

— Nous n’étions pas faits pour vivre ensemble, mais nous garderons le souvenir l’un de l’autre. Je penserai souvent combien tu étais bonne, douce et simple. Ne sors pas à présent de ton caractère, quittons-nous doucement et… Pourquoi veux-tu me laisser une inquiétude à ton égard ? Ce n’est pas un payement, tu le sais bien, je n’ai pas pu songer à cela ; mais si tu venais à être malade… Voyons, ne prends pas mal la chose comme cela.

En même temps, il se mit à ramasser les morceaux du billet et à les confronter semble. La jeune fille restait les yeux fixes, silencieuse et immobile, sauf un léger tremblement nerveux.

— Rentre chez toi, Fauvette, poursuivit Albert. Sois raisonnable, mon enfant. Si tu le veux absolument, j’irai te parler demain matin ; mais pour ce soir je suis vraiment fatigué.

Elle le regarda plus fixement encore, et, tout à coup, avec un petit rire saccadé :

— C’est que tu as eu si peur tantôt, n’est-ce pas ?…

— Tu crois ?

— Bien sûr. Avoir chez soi une belle demoiselle, une fille riche, ça se voit, qu’on veut épouser, à qui l’on conte qu’elle est adorée, qu’on meurt d’ennui loin d’elle, qu’on ne regarde pas seulement les talons d’une autre ; et puis là, tout à coup, voir entrer sa maitresse, qui de la fenêtre a aperçu la demoiselle, et qui se doute qu’on la trompe !… Oh ! oh ! oui, tu as eu là une belle peur ! Et moi, bête, folle que je suis ! imbécile ! avoir laissé échapper cette occasion ! Hélas ! je n’ai jamais su te résister. Mais je la retrouverai, va, ta demoiselle ; oui, je la retrouverai et je lui dirai ce que tu es un homme sans cœur, sans foi, qui vient dire à une femme : Je t’aime ! comme on dit : J’ai faim ! et qui n’a pas honte de prendre à une pauvre fille tout ce qu’elle a, son âme, sa tranquillité, son pauvre temps, pour la mettre à la porte ensuite en lui disant : Je ne t’aime plus, sois raisonnable ! Va-t-en ! — Oui, va, elle saura ce que tu es, et, à son tour, elle te chassera. Ah ! j’avais bien vu l’autre jour, au théâtre, et tu m’as, le soir, encore fait croire que tu m’aimais. C’est infâme !

— Veux-tu te taire s’écria-t-il, tout en contenant sa voix, car il craignait que de la chambre de Pierre on entendit ; tais-toi, pars. Je ne te crains pas ; mais si tu osais…. prends garde !

— Je ne te crains pas non plus, va ; tu m’as fait tout le mal que tu peux me faire. À présent, que me reste-t-il ? Je n’avais rien que mon cœur et tu l’as tué ! Tu peux bien prendre ma vie aussi, cela me rendra service. Tu m’as fait plus de mal qu’un assassin !

— Fauvette dit Albert en prenant un air sévère, j’aurais voulu emporter de vous un bon souvenir, mais vous m’insultez !…

— Et toi, ne m’as-tu pas insultée ? Avais-tu le droit de me prendre pour ton plaisir, moi qui t’aimais ? Si tu m’avais dit : Je suis un garçon pour qui l’amour n’est qu’un passe-temps, je t’aurais répondu : Passez votre chemin ; ça n’est pas ici. Mais vous êtes venu à moi, doux et tendre, avec des yeux qui semblaient dire… tant de choses !… Et vous me répétiez : Je ne songe qu’à vous, j’ai tant besoin de vous voir ! Je vous aime ! — Vous restiez là des heures, les yeux sur ma fenêtre. Ah ! malheureuse que j’étais ! Il me sembla que tout le bien, tout le beau de ce monde était en vous, et quand vous m’avez dit plus tard : Je ne peux plus vivre sans toi, je t’aime pour toujours, alors je t’ai cru comme on croirait le bon Dieu ! Depuis, combien m’as-tu répété de fois : Ma petite Fauvette, je t’adore ! nous passerons notre vie ensemble. M’as-tu dit cela ? Je le croyais ; j’étais si heureuse de le croire, si heureuse de te donner du bonheur !

— Tout cela, dit-il violemment, ce sont des niaiseries. Je ne vous ai jamais promis de vous épouser, et quand même je me serais laissé aller à le faire, une fille de votre classe doit très-bien savoir qu’elle ne peut pas compter sur ces promesses-là.

— C’est donc impossible qu’un fils de bourgeois soit un homme de cœur ? Oui, tu as raison, j’aurais dû le savoir ; j’en ai vu assez d’autres abandonnées. Mais je te croyais, toi, meilleur que les autres, je t’aimais. Ah ! les filles de ma classe… Eh bien ! il n’est pas fier, votre orgueil !

— Vraiment ? dit-il avec mépris.

— Non, il n’est pas fier. Qu’est-ce donc qui nous manque, à nous autres pauvres filles, pour être épousées ? Rien que de l’argent. Si j’avais des mille francs de dot, combien ? je ne sais pas, moi, autant que la demoiselle de tantôt, alors tu ne me traiterais pas ainsi ; tu me ferais la cour comme à elle, et tu tremblerais devant moi comme tu tremblais ce matin devant elle. Oui, le voilà votre orgueil ! et il est beau. Savez-vous ce que vous êtes vis-à-vis des femmes ? Des voleurs et des mendiants ! Vous faites semblant de les mépriser, et vous ne vivez que d’elles, tant les pauvres que les riches. À celles-ci vous prenez leur fortune ; aux pauvres, leur jeunesse, leur honnêteté, leur âme