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tu ne m’aimes plus… Je sais bien que cet n’est pas vrai !… Je le sais !… Mais ça fait mal tout de même… Il y a trois jours que je ne fais quasi plus rien de mes doigts. Cela ne peut pas durer ainsi… Il faut vivre… On aimerait mieux mourir que de vivre ainsi.

Albert marchait lentement dans la chambre, les mains derrière le dos. Que fallait-il dire et faire ? Il s’était promis d’être désormais fidèle à Marianne, de cesser des mensonges qui lui-même le faisaient rougir et mettaient en péril son bonheur et son avenir ; il voulait désormais pouvoir supporter le regard de sa fiancée et goûter la joie de l’aimer, sans cette peur et cette honte qui empoisonnaient tout pour lui. Ce jour même, sous l’influence puissante de la sincérité, de la grandeur de Marianne, il s’était dit, il s’était juré : Je serai digne d’elle ! Et, bien que déjà la chaleur de cette résolution se fût refroidie, elle tenait toujours, et les raisons d’intérêts et de sentiment qui la lui avaient fait prendre étaient toujours présentes à son esprit. Il fallait que cette rupture fut prompte et définitive. Deux fois déjà, le voisinage de Fauvette l’avait mis dans un grave danger.

Sans doute, Marianne ni ses parents ne viendraient plus dans sa chambre, il l’espérait bien ; mais le plus sûr était cependant que Fauvette elle-même n’y mit plus les pieds. Albert n’hésitait donc pas sur le point de la rupture ; il ne savait seulement comment la signifier, Le moment où il eût pu être brutal et impitoyable était déjà passé, et il éprouvait de nouveau l’influence de cette aimante et douce créature, qu’il avait aimée, qui portait en elle tout un passé d’heures charmantes, de bonheurs intimes, et qui déjà souffrait tant, bien qu’elle fût si loin encore de croire à l’abandon. Il craignait l’éclat de sa douleur, et il avait peur de ses reproches.

Sombre, embarrassé, marchant d’un pas fébrile, il se taisait donc, et ce silence indigna Fauvette. Rien n’irrite la passion comme l’inertie c’est la flamme rouge et brûlante qui crie en rencontrant l’eau, son flasque mais terrible ennemi. Fauvette alla se placer devant Albert :

— Qu’est-ce que ça signifie, s’écria-t-elle, que tu ne dises pas un mot ? As-tu perdu la langue ou le cœur ? Je suis là, moi, tu le vois bien, toute bouillante de peine… et tu sembles un mort !

— C’est pour ne pas le faire encore plus de peine que je me tais, dit-il.

Elle jeta un faible cri :

— Quoi quelle peine ? Encore plus ? Ah ! qu’est-il donc arrivé ?… Mais non, mon chéri, va, ne crains pas ; pourvu que tu m’aimes, la peine ne sera rien.

Décidément elle ne voulait pas comprendre. L’impatience le poussa :

— Il faut nous séparer, dit-il ; c’est inévitable.

Fauvette demeura comme étourdie :

— Nous séparer !… Pourquoi ?…

— Je l’ai promis.

— Tu as promis cela, toi…

— Il le fallait ; mon père m’a interrogé. Que veux-tu ? Notre liaison ne pouvait pas durer ; plus tôt ou plus tard… j’ai promis… Je ne te laisserai pas dans la peine ; je t’ai causé bien des dérangements, et tu n’as jamais voulu… Mais, précisément parce que tu es honnête… et pour que tu puisses rester honnête, il te faut un peu d’aide. J’ai là un billet de 50 fr. Prends-le, je te prie ; je t’en enverrai un autre demain. Sois sûre, ma pauvre petite, que, moi aussi, j’ai le cœur brisé… mais mon pète le veut absolument, et, je te le répète, j’ai promi…

Il cherchait en même temps dans son portefeuille et lui tendait le billet.

La jeune fille le saisit, le mit en morceaux et le lui jeta à la figure.

— Lâche ! dit-elle.

Et, chancelant, elle alla tomber à deux pas au pied du lit.

Il y eut dans le geste d’Albert, en la voyant presque évanouie, plus d’embarras et de colère que de compassion. Pour les natures faibles, le premier pas seul coûte ; une fois engagées dans une voie, elles s’y précipitent avec d’autant plus d’élan qu’elles ont hésité davantage. Il alla pourtant la relever, mais sans amour, sans pitié même. Après tout, il était minuit ; Albert arrivait las, avec l’intention de se reposer, et de pareilles scènes sont extrêmement désagréables. Puis un homme qui a pris son parti d’une rupture n’en supporte pas volontiers les péripéties. À quoi bon tant de lenteurs quand c’est déjà fait en lui ? Enfin les nerfs des femmes, cela est suspect et ridicule depuis longtemps, et les manifestations de la sensibilité, pour ceux qui n’en ont pas, sont encore des nerfs.

— Écoute, Fauvette, dit-il, sois raisonnable ; vois-tu, les injures ne serviraient de rien, pas plus que les scènes. Je suis décidé, Quand j’ai donné ma parole…

Elle se mit à le regarder sans parler, mais d’un tel air qu’il rougit, et elle répéta lentement, d’une voix étouffée :

— Ta parole !… c’est à moi que tu dis cela ?

Appuyée contre le lit à demi assise, ses traits doux exprimaient encore plus de stupeur que de colère ; elle passa la main sur son front :

— Est-ce possible ? C’est lui qui me parle ainsi ! Albert !… Non, je ne croyais que ce fut possible !…