avoir corrodée. La bouche entr’ouverte laissait voir une partie de ses dents blanches sous des lèvres enflammées, où la respiration s’échappait haletante et pénible ; un de ses bras pendait presque jusqu’à terre, le bras gauche, au bout duquel son doigt d’ouvrière, piqué, bruni par l’aiguille, se présentait en avant. Sur cette pose donnée par la lassitude, par l’oubli, la vérité, plus forte que tout, avait mis une éloquente empreinte le désespoir de l’être qui sombre, qui s’abandonne, qui se sent enfoncer dans l’abîme avec horreur, Les larmes étaient séchées ; la douleur, vague et suspendue, ne se connaissait plus ; mais toutes les larmes versées, toutes les douleurs senties, criées, s’étaient comme cristallisées dans l’attitude. En ce moment, la pauvre enfant ne savait plus qu’elle souffrait ; mais elle était restée une image de la souffrance, et l’on souffrait à la voir.
Mais la passion personnelle rend aveugle sur autrui. Dans la disposition où était Albert, las de lutter et résolu à rompre avec Fauvette, ce fut un mouvement de colère que sa vue lui inspira, et il ne chercha pas à le contenir. Après tout, avec celle-là, il n’avait rien à ménager ; elle ne lui en imposait nullement. Ce n’était pas une héritière bien née, enviée, dont il eût à conquérir la personne et la fortune ; ce n’était qu’une petite ouvrière, une pauvre fille qui l’avait aimé et s’était donnée à lui. Aussi fit-il retentir un jurement sonore, Fauvette, à ce bruit, tressaillit, essaya de se soulever, et, engourdie dans son attitude douloureuse, laissa échapper des gémissements ; tandis que ses yeux, brûlés de pleurs, blessés par la clarté de la bougie se refermaient. Enfin elle se redressa, passa la main sur ses yeux et d’une voix brisées :
— Ah ! c’est toi ? dit-elle.
— Mon Dieu ! oui, répondit rudement Albert, c’est moi qui me permets de rentrer et ne me doutais guère que j’allais vous déranger. Vous aurait-on chassée de votre chambre que vous élisez domicile dans la mienne ?
La jeune fille le regarda d’un air navrant :
— C’est ainsi que tu me parles, dit-elle, quand c’est toi !… après ce que tu m’as fait ce matin !…
— C’est justement de quoi j’ai à vous demander compte. Comment vous permettez-vous d’entrer ainsi dans ma chambre, quand il y a quelqu’un, et sans même frapper ? Ce sont là des façons que je ne souffrirai pas, car je n’entends pas être compromis par vous d’une manière aussi ridicule !
Fauvette le regardait avec stupeur ; ses yeux s’agrandissaient, et toutes ses facultés semblaient se réveiller pour souffrir.
— C’est ainsi que tu me parles, répéta-t-elle ; ah ! c’est toi qui me fais des reproches ! Mais cela ne peut pas prendre, vois-tu, parce que… Dis-moi d’abord ce que cette demoiselle était venue faire dans ta chambre ce matin, et pourquoi tu me regardais, avec de ces yeux qu’on ne voudrait pas faire à un assassin ? Tu avais donc bien peur qu’elle sût, dis, que nous sommes ensemble ? Et tu oseras après ça me soutenir que tu ne veux pas d’elle et que tu ne lui fais pas la cour ? Mais je le sais, je le vois, que tu me trompes, et j’ai été bien trop bête et trop faible ce matin. Hélas ! pourquoi n’ai-je jamais su faire autre chose que ce que tu veux ? J’aurais dû lui crier : Ma belle demoiselle, je ne suis pas la maitresse de Pierre, mais la sienne à lui, qui vous conte des douceurs qu’il ne faut pas croire. Ah ! que j’ai été lâche ; j’ai eu peur de dire, j’ai eu peur de toi. Et puis encore n’as-tu pas de honte de me faire passer pour la maîtresse d’un autre homme ? Ah ! qui m’aurait dit cela de toi ?
Ces paroles s’achevèrent dans un sanglot et elle se leva.
— J’allais vous répondre, dit-il froidement ; mais, en effet, il est tard et vous faites bien de partir. Cette explication aura lieu demain.
— Demain ! s’écria-t-elle, demain ! Non ! non ! la nuit est trop longue. La journée déjà l’a trop été !… Ah !… t’ai-je attendu !… Te voilà ! Et tu crois !… Non, je ne pars pas ! Tu ne sais donc pas ce que je souffre, Albert ? Ah ! si tu savais ce que je me suis dit pendant cette journée mortelle ? que j’en suis brisée, vois-tu ?… je me suis dit… bien des fois… que tu ne m’aimais plus !
Il fit un geste d’impatience à cette parole, Quoi ! les choses en revenaient à ce commencement ? C’était donc à n’en plus finir ? Il faillit tout brusquer et dire : Eh bien ! non, je ne t’aime plus. » Pourtant il n’osa pas : elle était là si frappée, si meurtrie dans toute son attitude, si malheureuse ! Elle avait dit ces mots avec tant d’émoi : que tu ne m’aimais plus ! comme une chose énorme, impossible, et elle le regardait avec de grands yeux ardents, qui semblaient lui dire : — Dépêche-toi de me crier le contraire, N’es-tu pas indigné d’un tel soupçon ? — Pauvre petite ! elle l’avait bien aimé. — Et il s’attendrit un peu malgré lui.
— Tu ne me réponds pas ? dit-elle d’une voix rauque. Veux-tu me dire ce que cette demoiselle, qui n’est pas la sœur, était venue faire dans ta chambre ? et pourquoi tu m’as renvoyée avec de tels yeux ? Parce qu’à la fin, vois-tu, ces choses-là, j’en ai assez ! tu ne sais pas toi ce que je souffre ! Et puis, je ne veux pas !… Quand est-ce qu’elles partent ? Quand tout ça sera-t-il fini ? Je ne te vois plus… je ne sais pas ce que tu deviens… et c’est vrai, par moment, qu’on dirait que