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souvenir des fournitures payées à Mlle Armantine Garetin et à l’inconnue qui lui avait succédé. C’était là que l’esprit de Marianne restait attaché ; seulement, plus son indignation et sa douleur étaient grandes, moins elles pouvaient s’exprimer. Elle regardait cet Albert, ce fiancé, qu’elle avait si longtemps considéré comme la plus chère partie d’elle-même, et pour la première fois, le regardant ainsi avec plus d’attention que de tendresse, elle percevait en lui des traits douteux, étrangers, certaines dissonnances. Alors elle détournait ses regards avec souffrance, avec une sorte de honte pour ses propres sentiments flétris, et quand elle sentait le besoin de répondre enfin, en accusant celui qu’elle avait autrefois comblé de son amour et de sa confiance, une pudeur plus délicate encore et plus haute que sa pudeur de femme, lui coupait la voix.

— Marianne ! dit enfin Albert, votre silence est inexplicable, il est cruel ! Un mot, je vous en supplie ! Si ce ne peut être un mot de pardon, que ce soit un mot de colère ; mais parlez-moi !

La jeune fille alors fit un effort, mais ne put que dire, ces mots d’un ton déchirant :

— Pourquoi m’avez-vous trompée ?

Et, tirant les papiers de sa poche, elle les remit à Albert.

— Moi ? s’était-il écrié, en réponse à la parole de Marianne.

Mais, ayant ouvert les papiers, en voyant le mémoire, il resta foudroyé ; une pâleur presque livide envahit son visage, ses mains tremblèrent, et ses lèvres pâles remuèrent sans parler. Il se sentit perdu vis-à-vis d’elle.

Bien loin d’observer son trouble, la jeune fille évitait de le regarder. Elle reprit d’une voix rauque et brisée :

— Je vous avais donné toute ma confiance et tout mon amour. Vous ne saviez donc pas ce que c’était ? Vous m’avez fait le plus grand mal… le plus grand outrage !… Quant à vous-même…

La voix lui manqua. Le silence régna un instant

— S’il vous plait de me juger sans m’entendre, dit Albert.

Une flamme brilla dans les yeux de la jeune fille elle sembla retenir des paroles qui lui venaient aux lèvres et elle se leva. Sans doute, ses jambes avalent peine à la soutenir, car elle s’appuya de la main à la cheminée.

— Laissons tout reproche et toute explication, dit-elle. Nous ne sommes plus fiancés. Je vous prie, soyons frères. Votre mère est dans l’angoisse et je lui ai promis de tâcher que M. Brou ne soit pas instruit… Voici ce que je compte faire et à quoi je vous prie de consentir. Le notaire de mon père, M. Andret, m’aime beaucoup, vous le savez. Je vais lui écrire immédiatement, — veuillez me donner ce qu’il faut, — et je lui demanderai de me prêter, à l’insu de votre père, cette somme de 8,265 fr. jusqu’au jour de ma majorité, c’est-à-dire seulement pour deux mois. Il le fera, je le sais, car il a toute confiance en moi et m’a toujours gâtée. Nous irons ce soir chez l’usurier ; vis-à-vis d’un payement assuré, prochain, il attendra. Je sais maintenant que vous reconnaissez la créance, c’est tout ce qu’il faut.

Albert avait eu le temps de se remettre et son attitude n’était plus la même ; il semblait abattu, profondément triste, mais n’avait plus l’air d’un coupable écrasé par sa faute et condamné en quelque sorte par lui-même.

— Hier, dit-il, je possédais encore, vous venez de le dire, toute votre confiance et tout votre amour, et aujourd’hui vous m’accusez et vous voulez m’obliger, comme si j’étais le dernier des lâches. Reprenez au moins l’offre de vos bienfaits, c’est assez d’une insulte à la fois.

Marianne leva la tête, étonnée, et, fléchissant sur ses jambes, elle retomba sur la chaise d’où elle venait de se lever.

— Acceptez cela, dit-elle, pour éviter des angoisses à votre mère. Le bienfait n’est pas grand. Vous me rendrez la somme, si vous voulez me traiter en étrangère ; mais, je vous l’ai dit sincèrement, je désire que vous me traitiez en sœur. La blessure que vous m’avez faite est bien profonde sans doute, mais je n’en veux pas moins respecter entre nous les liens de famille et l’intimité même… Non, ajouta-t-elle en fondant en larmes, je ne veux pas plus rompre avec vous qu’une mère ne peut rompre avec l’enfant qu’elle a porté dans son sein ; il y a des épanchements dont le souvenir reste sacré, quand même ils n’étaient que des trahisons. Les liens de l’âme sont-ils donc moins vrais que ceux du sang ? Vous avez habité mon cœur bien longtemps. Il ne pourra l’oublier, et ne vous sera jamais complétement fermé… Acceptez cette situation… je vous en serai reconnaissante.

Albert ne comprit pas ; il crut voir dans ces paroles une ruse de l’amour, qui reculait devant une rupture définitive et il se raffermit tout à fait.

— Marianne, dit-il, on n’accepte pas une place secondaire dans votre cœur, lorsqu’on y a occupé la première. Vous étiez, ma vie, mon bonheur ; j’étais honoré de votre estime, de votre tendresse : vous venez de me retirer tout cela sur une apparence. J’avais cru, je l’avoue, que vos sentiments avaient plus de force et de profondeur. Mais quand vous me laissez désespéré, ne me demandez pas ce que je ferai ; ne vous occupez plus de moi.