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— Alors, qu’avez-vous, chère amie ? Quoi… L’émotion d’être ici peut-être ? Vous avez quelque chose à me dire ? Ah ! chère Marianne, mon adorée fiancée, remettez-vous ; asseyez-vous là ! Que je suis heureux et honoré de votre visite. Mais comment avez-vous fait ?…

Il s’assit près d’elle et voulut lui prendre les mains ; elle les dégagea.

— Albert, je suis venue pour une raison grave, que votre père ne doit pas connaître. Nous avons vu votre créancier…

Le jeune homme sauta en l’air.

— Il est allé vous trouver !… En voilà une infamie ! Ce drôle veut donc être châtié ? Sur ma parole, il le sera ! Mais cela n’a pas de nom, c’est une trahison indigne !

En proie à une exaspération, où l’étonnement luttait avec la colère, il parcourait la chambre avec de grands gestes, se frappait le front et poussait des exclamations étouffées mais furibondes. Peu à peu cependant, une autre idée sembla le gagner, et la confusion remplaça chez lui la colère. Il s’approcha de Marianne.

— Que devez-vous penser de moi ? lui dit-il. Je comprends maintenant la froideur de votre accueil. Ah ! Marianne, assurément je suis coupable, mais… laissez-moi vous dire… Mon père ne comprend pas les exigences de la vie d’aujourd’hui ; il me fait une pension ridiculement étroite… Ce n’est pas moi… mais on ne peut pas vivre comme un loup, Il faut faire comme les autres… Vous comprenez, n’est-ce pas ? qu’on a besoin de se délasser de temps en temps. Les autres font des folies, et l’on se trouve en être pour sa part. Voilà un crime. À présent toutefois j’en rougis. Oui, j’aurais dû être plus raisonnable… Mais, par moments, la douleur d’être loin de vous me prenait si vivement, la lassitude de ma vie solitaire était si profonde… j’avais tant besoin de me délasser d’une étude acharnée. Je sortais, j’allais me plonger, me détendre dans le mouvement, dans le bruit, sans trop savoir ce que je faisais. D’un autre côté, croyez-le bien, ces usuriers ont doublé tout simplement… Quand une fois on s’est laissé aller à une dette, on est à la merci de ces gens-là… sans compter le café, qui lui-même exagère les consommations prises à crédit… Enfin il n’y a pas que cela, j’ai prêté à des camarades dans le besoin, et, je vous l’avoue, Marianne, je ne puis m’en repentir…

Il parlait ainsi, improvisant à mesure sa défense, comme il avait fait pour Fauvette, et épiant dans les yeux de Marianne le succès de ses arguments ; mais les regards de la jeune fille se détournaient, et elle restait impassible dans sa douloureuse froideur. Il s’écria :

— Marianne ! ces légèretés vous paraissent des crimes, je le vois, Ah ! je vous croyais plus indulgente ! Vous êtes trop sereine, vous, pour comprendre ces faiblesses. Le monde ne fait que vous distraire, l’étude vous contente ; vous ignorez ces abattements pendant lesquels on livrerait sa fortune au monde extérieur pour obtenir seulement en échange un peu de bruit qui endorme vos tristesses ; l’absence ne vous donne point à vous de ces fièvres d’amertume qu’il faut étourdir à tout prix. Vous ne connaissez que les conseils de la raison ; mais tant de sagesse est-ce beaucoup d’amour ? Ah ! si vous saviez combien de fois votre chère image m’a rendu l’étude impossible et m’a fait fuir cette chambre, que votre seul portrait, là, dans ce tiroir, rendait trop pleine de vous ! Vivre sans elle ainsi, l’attendre longtemps, me disais-je ; non, c’est impossible, je ne pourrai pas ! Et je fuyais, je courais sur le boulevard pour ne pas courir à Poitiers, où l’on m’eût reçu comme un fou. Je n’ai pas été prudent, c’est vrai ; j’aurais du me défier de cette nuée d’écorcheurs et de parasites qui m’entouraient, je ne l’ai pas fait. C’est un malheur dont je complais me relever par une année de travail, quand je pourrai enfin gagner moi-même… Ce misérable m’avait promis d’attendre. Quel mobile le pousse ? Je n’y comprends rien. Ses prétendus embarras sont des mensonges, il est riche, et d’autres, à ma connaissance, lui doivent des sommes plus élevées qu’il ne réclame pas. Je lui ai demandé hier qui le payait pour me tourmenter ainsi ; je l’ai malmené, je l’avoue. Est ce pour se venger qu’il s’est adressé à vous ? En ce cas sa vengeance est trop cruelle, elle est infernale ! Oh ! oui, Marianne, car vous continuez de détourner les yeux, et je vois que cette épreuve est trop forte pour votre amour.

Tout cela ne touchait pas le point vif de la blessure, et Marianne éprouvait un étrange malaise de voir présentés comme des preuves d’amour des excès de consommation, en compagnie de fous joyeux. Elle n’avait pas évidemment accepté la théorie qui eut tant de cours en ce siècle et veut en avoir encore, de l’alliance des grandes pensées et des nobles sentiments avec des habitudes débraillées ; elle croyait, elle sentait qu’un amour noble et vrai n’admet pas de tels dérivatifs, Néanmoins elle avait à l’égard des effets de la passion, comme ont beaucoup de femmes, par cela seul qu’elles l’ignorent, une sorte de respect craintif, et pensait qu’Albert pouvait souffrir de l’absence autrement qu’elle-même, Elle eut donc pu, non sans regret et froissement, admettre l’explication, s’il ne se fut agi que de dépenses de café ; mais toute l’éloquence d’Albert venait échouer contre le