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tres choses toutes plus ou moins indifférentes à Marianne, qui prit bientôt le parti d’aller se réfugier dans la solitude de sa chambre pour échapper à la fatigue de ce caquetage.

— Elle nous donne vraiment un mal pour la distraire ! disait Mme Brou.

Et, le lendemain, elle imagina de raconter sa propre histoire à Marianne. Mais le récit ne fut pas assez fidèle pour qu’on doive laisser la parole à l’héroïne.

Mme Brou était la fille d’un paysan enrichi des environs de Poitiers ; son père était en sabots, sa mère en cornette ; mais elle fut élevée au Sacré-Cœur avec les filles de la bourgeoisie et de la noblesse. De retour dans ses foyers, la jeune personne se montra fière de sa fortune vis-à-vis des simples paysans et très-humiliée de ses parents vis-à-vis des bourgeois des environs. Elle refusa d’épouser un fils de paysan, même parmi ceux qui avaient été au collége, et, s’étant trouvée par hasard en face du docteur Brou, qui venait de passer sa thèse avec succès et commençait de poursuivre une clientèle, elle s’en éprit dès l’abord et agit de manière à ne pas lui laisser ignorer cette impression. Le docteur était alors un jeune élégant, de bonne famille, comme on dit à Poitiers, de ceux qui possèdent une généalogie de deux ou trois générations d’avocats, de juges, de notaires ou de médecins, — très-galant près des femmes, de jolie figure, de bonnes manières, et qui passait pour avoir beaucoup d’esprit. Il lui manquait seulement de la fortune, et il cherchait une dot avec d’autant plus d’ardeur qu’il avait laissé à Paris des créanciers exigeants. Mlle Pauline Chouron était un peu niaise, un peu lourde, mal apparentée, — si tant est que les sabots soient un mal, — mais elle était fraiche, de bonne santé ; elle était amoureuse du docteur, ce qui rendait ses yeux presque éloquents, et le père Chouron lui comptait quatre-vingt mille francs de dot, en attendant la moitié d’un héritage de deux cent mille francs. Le docteur épousa, paya ses dettes, acheta un cabriolet, et put bientôt fonder sa réputation, grâce à ces dehors de la richesse qui, aidés de quelque charlatanisme, prouvent le talent aux yeux des sots. Il était devenu, en peu d’années, un des médecins de Poitiers les plus recherchés des femmes et les plus estimés de la Faculté. Aimable, intelligent, habile à ne point se compromettre ni en politique ni dans les relations sociales, il n’avait d’ennemis que ceux qu’on ne peut éviter et qu’il faut avoir : les envieux. Dans la haute société, on l’aimait, on le recherchait. C’est lui qui était le médecin de la préfecture, et il avait même été demandé plus d’une fois à l’évêché. Beaucoup de jolies femmes l’appelaient, de préférence aux jeunes médecins ; car, à la fois paternel et galant, il leur inspirait plus de confiance en leur paraissant aussi aimable. Quant aux pauvres, ils se pressaient à ses consultations deux fois par semaine, et le docteur Brou avait pour eux cette bonhomie bourrue du supérieur bienfaisant qui les pénétrait de respect.

Il avait été beau garçon dans sa jeunesse et en avait gardé quelque chose : des traits agréables, de l’assurance, de l’élégance, des yeux encore très-vifs. On disait parfois :

— Comment un homme aussi bien a-t-il pu épouser une femme si peu distinguée ?

Ce n’était pas toutefois une chose à étonner sérieusement dans un milieu où de telles unions sont si fréquentes. C’était seulement une manière de dire et de médire, et les clientes n’en étaient pas fâchées, au contraire. On ne craignait pas la femme du docteur.

Ce n’était pas la faute de Mme Brou, si elle était, au dire de ses bonnes amies, si peu distinguée ; la pauvre femme n’avait d’autre but au monde que de le paraître, et elle avait fait pour cela des efforts constants, depuis et avant son mariage ; sa vie entière était consacrée à cette étude. Elle ne mettait pas le pied dans un salon sans en examiner à fond l’ameublement, les dispositions, sans noter les détails du service, et surtout la manière de se mettre et de parler de la maîtresse de la maison et de ses visiteuses ; et, comme elle avait de la mémoire et des facultés imitatives, elle reproduisait le tout très-fidèlement. C’est ainsi qu’on la vit imiter tour à tour plusieurs des femmes les plus en vue de Poitiers, prendre leurs toilettes, leur langage, leurs opinions, au point qu’on disait d’elle, plaisamment : « J’ai rencontré la copie de Mme une telle, ou « Je suis allée chez Mme Sosie aujourd’hui. »

Ce ridicule tenait chez Mme Brou à un défaut de grâce et de naturel irrémédiable ; car ce n’est certes pas une chose étrange que l’imitation, c’est au contraire la chose la plus habituelle du monde, et l’on ne voit que cela. Mais ces opinions, ces modes, ces travers, ces indignations, ces enthousiasmes, ces épidémies de fureur ou de bêtise, qui s’étendent à certains moments sur des nations entières, et font que tout le monde s’habille, marche, pose, parle et même pense de la même manière, ont généralement une telle empreinte de bonne foi et de naturel, qu’on dirait des habitudes propres et des opinions réfléchies. C’est comme une couleur bon teint : cela pénètre de part en part, au point que les gens teints croient eux-mêmes n’avoir jamais eu d’autre couleur. Malheureusement pour Mme Brou, il n’en était pas d’elle ainsi : elle pouvait tout imi-