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prise causée par cet incident n’était pas toute désagréable.

— Il parait que je ne suis pas encore trop mal l… Paris est vicieux, mais il a des yeux exercés à découvrir les charmes enfouis sous l’épaisseur de quarante-six étés !…

Mais ces réflexions secrètes n’ôtaient aucune énergie à la vertu de Mme Brou ni à la vivacité de sa marche ; elle s’essouffla même un peu. Ce que voyant, le suiveur eut l’audace de lui offrir son bras.

— Monsieur ! je ne sais pour qui vous me prenez…

Elle se rengorgea, son troisième menton déborda sur sa poitrine : elle était vraiment imposante. Mais ces Parisiens…

— Madame, vous méconnaissez la pureté de mes intentions. Madame, votre visage m’a frappé : une ressemblance bien chère ! Laissez-moi vous expliquer…

— Monsieur, mon devoir me défend de rien entendre.

— Ah ! madame, que vous êtes cruelle ! Si je pouvais seulement vous entretenir cinq minutes en tête-à-tête…

— Monsieur, votre proposition est indigne, Je suis mariée :

— Ah ! madame, quel homme heureux !

Il continua de la suivre.

Le jour tombait. Ils étaient à ce moment dans le haut de la rue Saint-Honoré, non loin de la halle, au milieu d’un va-et-vient de voitures étourdissant.

— Quelle figure je fais avec cet homme à ma suite se disait Mme Brou toute éperdue. Est-ce inconvenant ! Et si quelqu’un de Poitiers.

Tout à coup, elle se sent saisie avec force et attirée dans une allée sombre. Son premier cri est étouffé par deux lèvres audacieuses, et une main, peut être plus audacieuse encore, cherche à détacher le haut du corsage… Mais l’effroi n’a pas paralysé la digne épouse du docteur, et l’indignation lui prête des forces ; elle pousse des cris perçants. À ce moment, par un hasard providentiel ; du moins Mme Brou l’affirme toutes les fois qu’elle raconte cette dramatique histoire — un homme vient du fond de l’allée sombre ; car de la rue, dans le tapage effroyable qui s’y faisait, les cris n’eussent point été entendus, à la vue d’un témoin, le lâche agresseur prend la fuite… et Mme Brou rentra à l’hôtel dans une surexcitation, que Marianne et Emmeline ne purent s’expliquer, Mme Brou jugeant à propos de ne point leur révéler à quel comble d’immoralité Paris peut atteindre. Elle prit seulement à part son mari pour lui raconter l’épouvantable danger auquel venait d’échapper l’honneur de sa femme. Le docteur fut très-étonné ; puis il s’informa des circonstances préalables et dit brusquement.

— C’était tout bonnement un voleur. Il t’a vue, à travers les vitres du magasin, remettre les billets de banque dans ton corset, et sa galanterie n’était qu’un prétexte.

— Par exemple, s’écria Mae Brou déconcertée ; mais pas du tout, j’ai bien vu…

Puis elle cita nombre d’observations confirmant la version première, et n’a jamais voulu admettre l’explication du docteur.

Elle croyait donc plus que jamais à l’immoralité de la Babylone, et c’est pourquoi les fréquentes absences de son mari lui étaient devenues un sujet de chagrin.

— Ma chère amie, je suis heureux de me replonger dans le monde scientifique, répondait le docteur aux doléances de sa femme.

Le monde scientifique ! Il n’y avait rien à dire à cela. Mais était-ce bien le monde scientifique où se plongeait le docteur ? Ce qu’il y avait de certain, c’est que ce monde, quel qu’il fut, l’absorbait extrêmement et le rendait incapable de toute conversation conjugale. Les serpents de la jalousie déchiraient le sein de Mme Brou, et elle hâtait les préparatifs que les couturières et les modistes, les amoureux et le docteur lui-même, tout heureux d’être en vacances, s’attachaient d’un commun accord à retarder.

Il n’y avait d’ailleurs guère plus d’une semaine que les Brou étaient à Paris, et la durée de leur voyage avait été primitivement fixée à quinze jours.

Un matin que M. Brou venait de sortir et que ces dames attendaient M. Beaujeu, on vint les avertir qu’un monsieur les demandait au salon. Marianne, croyant que ce pouvait être Pierre, n’hésita pas à descendre avec sa tante et sa cousine. Elles furent étonnées de se trouver en présence d’un inconnu.

— Mesdames, dit-il, c’est dans l’intérêt de M. Albert Brou, votre fils et frère, que je me permets cette démarche près de vous.

— De quoi s’agit-il ? demanda Mme Brou avec dignité.

— D’une somme de 8,265 fr. dès à présent exigible que doit M. votre fils, madame, et qui doit être payée demain, à peine de poursuites auxquelles son créancier est très-décidé à recourir.

— 8, 200 francs ! s’écria M Brou suffoquée ; mais c’est impossible, monsieur,

— La chose est facile à prouver, madame, et il n’y a là rien d’extraordinaire ; ce sont péchés de jeunesse, folies d’étudiant, M. Albert, comme tant d’autres, a voulu connaitre les plaisirs de la vie à Paris avant de retourner s’enterrer on province. Il a même agi avec modération : le café, les femmes, mènent souvent plus loin que çà. Nous avons prêté volontiers des sommes à M. Albert, parce que nous avons eu que sa famille est