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Elle le voyait chaque jour de longues heures. Les merveilles de l’art, de la science, de l’industrie, leur fournissaient des sujets inépuisables d’entretiens, où leurs jugements se confondaient avec charme, où leurs âmes semblaient emportées du même essor. Une ou deux fois, que des différences essentielles se produisirent, dont Marianne un instant fut affligée, Albert se rangea bientôt et de si bonne grâce à l’avis, ou plutôt, au sentiment de sa fiancée, qu’elle ne fit que l’en aimer davantage. Au milieu de tout cela, il semblait plus amoureux que jamais, et cette ivresse mêlée aux autres effaça bientôt chez Marianne le souvenir de la déception que Pierre lui avait causée. Maintenant elle croyait plus que jamais à l’amour de son fiancé, plus que jamais au bonheur que leur promettait un même avenir.

Quant à Emmeline et M. Beaujeu, la sympathie latente qui existait entre eux avait pris, depuis les accords du mariage, un développement extraordinaire. Ils étaient nés évidemment l’un pour l’autre, à quelque vingt-cinq ans de distance ; mais cela ne faisait rien, ils s’adoraient, ils regardaient les étoiles ensemble : on les eût pris pour des amoureux d’inclination. M. et Mme Milhau, M. et Mm Brou, contemplaient leur œuvre avec des yeux attendris.

Mme Brou était la seule à laquelle cette prolongation de séjour à Paris ne fut pas agréable ; elle en éprouvait même de grands ennuis, et cela pour des raisons diverses.

Mme Brou, comme on l’a vu, avait apporté à Paris de grandes préventions contre cette capitale de la France et des oisifs de l’Europe. Elle était persuadée que Paris était le repaire des voleurs de l’univers, et même quelque peu un coupe-gorge. Son fils et son mari même l’avaient beaucoup raillée là-dessus ; mais Mme Brou avait été vengée de leurs railleries, à son grand émoi, par les faits suivants :

Une fois en omnibus elle avait été débarrassée de son porte-monnaie, chose vraiment étonnante et très-irritante pour une femme qui veillait à toutes choses avec tant de soin et se piquait de tout voir et tout prévoir. On avait pu mettre la main dans sa poche sans qu’elle s’en aperçut !… Mme Brou avait été indignée, et dès lors elle s’était avisée d’un expédient : elle ficelait sa poche au bas de l’ouverture. C’était un peu gênant quand il fallait payer ou même satisfaire un besoin de la nature en dépliant son mouchoir, — et justement Mme Brou s’était enrhumée sur les tours de Notre-Dame — mais qu’importait ? Plutôt que d’être victime de ces infâmes filous, Mme Brou se serait soumise à des gènes plus graves… Quand un jour — ô stupéfaction ! — Mme Brou, en tirant sa poche pour dénouer la ficelle, ne trouva plus rien au bout. Rien !… la poche avait été coupée ! Et coupé également le lé de la robe, une robe de 6 fr. le mètre !… C’étaient là des choses épouvantables ! Et comment faire désormais, je voue prie, dans une pareille ville ?

Cependant, pour les emplettes relatives au mariage d’Emmeline, Mme Brou était obligée de se charger de valeurs — depuis quelque temps le docteur les accompagnait rarement ; — elle avait donc eu l’idée de placer sa bourse dans son corset, asile inviolable et spacieux, où toute une fortune se pouvait loger. Ici encore la gêne était grande, car les convenances… — Oui, mais l’argent… ? Mme Brou s’était fiée à son tact pour tout arranger, et c’était avec des ruses et des adresses infinies qu’elle manœuvrait pour gagner, le coin le plus retiré du magasin… ou se confiait à quelque demoiselle obligeante, à qui elle faisait éloquemment le procès de Paris en racontant les tours indignes dont elle avait été victime. Eh bien ! ce fut sans doute par cela même qu’une aventure, plus terrible que toutes les autres, arriva à Mme Brou.

Elle sortait d’un magasin où elle avait, avec une extrême délicatesse, retiré de leur cachette plusieurs billets de banque et les y avait de même réintégrés, après en avoir remis au marchand. Peut-être, pour éviter les regards des commis, avait-elle, dans cette opération, quelque peu affronté les regards des curieux penchés au dehors sur l’étalage, — Mme Brou toutefois n’admet pas cette explication. Toujours est-il qu’à peine eut-elle quitté le magasin, — elle était seule, — elle entendit marcher derrière elle d’assez près et avec une régularité si persistante qu’elle se retourna.

Entre autres préventions contre Paris, on juge bien que Mme Brou était de ceux qui accusent sévèrement les mœurs de la Babylone moderne. Elle n’aimait pas à conduire saule ses filles dans les rues, même en plein jour, et même sa propre solitude ne la laissait pas absolument tranquille, malgré toutes les bonnes raisons qu’elle avait de l’être. S’étant donc retournée, elle vit un homme d’une quarantaine d’années, assez bien mis, et qui, rencontrant ainsi les yeux de la dame, la salua d’un air galant. M Brou lui tourna le dos vivement, toute hérissée de courroux et rougissante moitié de pudeur, moitié de colère.

— Quelle sentine de vices est ce Paris ! se dit-elle. Je croyais être à l’abri de telles poursuites ! Eh bien, non ! Une mère de famille ! une femme de mine respectable ! Non, à Paris, il n’y a de respect pour rien.

Pour tout dire, au fond de l’âme, la sur-