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À Paris, un dîner ne tire pas à conséquence. Mais vraiment ce jeune homme est étonnant pour sa condition ; il parle comme un savant et même comme un homme du monde. C’est bien singulier.

— Croiriez-vous, monsieur, poursuivit-elle en s’adressant à M. Beaujeu, que c’est le fils de notre charpentier ? Nous ne le voyons pas à Poitiers, bien entendu ; ici c’est la faute d’Albert, qui s’est lié avec lui. Puis, dans ce siècle, il ne faut pas être trop difficile sur les rangs, au moins pour de simples connaissances.

— En effet, madame, toutes les vieilles distinctions sont bien effacées, et c’est dommage. On pouvait autrefois être fier de son nom ; maintenant…

— Je sais, monsieur, que votre famille est très-distinguée.

— Oui, madame, je puis m’en flatter, une des meilleures du Beaujolais ; nous sommes même alliés aux de Quigrogne, un des beaux noms de la province.

— Vraiment… C’est fort bien, monsieur ; mais votre nom semble même… être noble : Beaujeu, de Beaujeu, cela va parfaitement.

— Je me suis laissé dire, madame, que mes ancêtres le portaient ainsi, et il ne serait peut-dire pas difficile de retrouver de vieux parchemins…

— Il serait possible, et vous avez négligé cela ?

— Mon Dieu ! oui, madame. J’ai eu jusqu’à présent le tort de négliger les affaires sérieuses ; mais ce tort, je ne l’aurai plus, si mes vœux peuvent être remplis.

— Ils méritent de l’être, monsieur !

Et Mme Brou rentra à l’hôtel, toute enivrée de cette nouvelle perspective : sa fille s’appeler de Beaujeu !

Le soir même, M. Beaujeu, escorté de M. Milhau, demandait solennellement la main de Mlle Brou, et recevait du docteur la réponse la plus encourageante, le consentement d’Emmeline réservé. Aussitôt après cette visite, Emmeline fut appelée dans la chambre de ses parents. En apprenant ce dont il s’agissait, elle poussa un petit cri de surprise et mit sa tête dans ses mains, d’un air confus.

— Tu ne te doutais de rien, ma pauvre petite ? dit Mme Brou en l’embrassant…

— Mais non, comment donc ? Il était bien empressé près de moi, c’est vrai ; mais n’est-ce pas l’usage des messieurs ?…

— Je le voyais bien, parce que tu étais si gentille et si à ton aise… Enfin il est amoureux fou, à ce qu’il paraît. Eh bien ! qu’en dis-tu ?

— Je ne veux avoir d’autre avis que le vôtre, dit Emmeline en prenant subitement l’air composé d’une jeune fille bien élevée, esclave des bons principes.

— Chère enfant ! Cependant il faut aussi que ton cœur parle et que tu te décides volontairement. Interroge donc tes sentiments ; nous ne voulons que ton bonheur.

Et là-dessus, afin que le cœur d’Emmeline pût répondre, M. et Mme Brou se livrèrent de nouveau à l’énumération des avantages offerts par le prétendant : une bonne famille, alliée à la noblesse du pays, et peut-être même un de, appuyé de parchemins ; 200, 000 francs de fortune, la promesse d’un emploi administratif qui devait aboutir quelque jour à une préfecture ; un caractère honorable, affirmait M. Milhau ; aimable, disait madame, qui avait toujours eu avec ce cousin, son franc-parler ; on pouvait tout lui dire avec certaines précautions. Enfin, grâce à la liberté dont on jouit à Paris, Emmeline avait vu ce monsieur cinq fois, avait causé avec lui très-intimement, et pouvait d’après cela voir facilement s’il lui plaisait et si elle voulait passer avec lui sa vie.

Ce discours fut terminé d’un grand air de satisfaction, car en vérité on ne pouvait faire mieux ni même aussi bien à l’ordinaire.

— Il n’y a qu’un petit inconvénient, reprit Mme Brou, c’est qu’il est un peu âgé. Mais comme tu es raisonnable. Après tout, il faut qu’un mari soit plus âgé que sa femme, dix ans au moins. Et comme cela ce n’est qu’une dizaine d’années de trop qu’a M. Beaujeu.

— Il ne serait pas mal sans cela, dit Emmeline ; pourtant cela me gène un peu.

— Il n’en sera préfet que plus tôt, mon enfant, que veux-tu ? Car il a, paraît-il, de belles relations. Il est bien difficile de tout réunir.

— Enfin, dit le docteur, réfléchis, ma fille. À mon avis, c’est un beau parti qui s’offre à toi ; mais je ne veux pas te contraindre. J’ai promis une réponse décisive pour demain. D’ici là, réfléchis, interroge-toi, prends ton temps ; ne précipitons rien. Demain matin tu me diras ta décision, et je l’écrirai à M. Beaujeu.

— Je sais que j’ai le meilleur des pères, s’écria Emmeline en se jetant dans les bras du docteur.

Après cette conversation avec ses parents, Emmeline courut dans la chambre de Marianne. Ce n’était pas se plonger dans la réflexion ; mais pour les natures communes, le meilleur moyen de réfléchir à une chose, c’est d’en parler, la méditation étant chez elles de si faible contexture que le fil s’en rompt à chaque instant, quand un argument extérieur ne lui fournit pas d’appui. Emmeline avait-elle aussi des besoins de poésie dramatique ? ou ressentait-elle vraiment l’angoisse de sa destinée ? Elle se jeta dans les bras de sa cousine en lui demandant conseil.