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Marianne le regarda avec un peu d’étonnement. Il sourit.

— J’ai fait mes études, dit-il, moins, en vue du diplôme que de la fonction ; aussi ai-je voulu étudier et voir, jusqu’à ce que ma conscience me permit elle-même d’exercer.

— Et maintenant elle est rassurée ?

— Non, mademoiselle, mais elle tremble moins. D’ailleurs je compte bien étudier toujours.

— Vous comptez vous fixer à Poitiers

— Il le faudra sans doute, à cause de mes parents ; sans cela j’irais m’établir dans un village.

— Dans un village ? s’écria-t-elle tout émue. Oh ! comme vous pensez bien ! comme c’est bien ! cela. Vous resterez pauvre, monsieur ?

— Pauvre et soignant les pauvres, dit-il gaiement. Mais mon rêve à ses charmes : une petite maison proprette, avec un jardin et…

Il s’arrêta. Marianne leva sur lui son regard pur.

— Et une famille nouvelle, ajouta-t-elle. Oh ! la femme que, vous aimerez sera heureuse, monsieur Pierre, et je voudrais bien être son amie, comme la vôtre.

Pierre se troubla.

— Je ne sais comment vous remercier, balbutia-t-il ; mais ce rêve ne sera peut-être jamais qu’un rêve. Il est… difficile…

— Pourquoi ?

— Je suis trop ambitieux…

— Pour le mariage ? Ah ! vous avez raison. Il faut penser de même, s’entendre absolument de cœur et d’esprit, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Ah ! sans doute cela est difficile, reprit-elle.

Et elle devint rêveuse. Quand elle releva les yeux sur Pierre, elle le vit sombre.

— Vous ne m’en voulez pas, bien sûr ?

— Et de quoi ? mademoiselle.

— De vous avoir retenu.

— Ah ! mademoiselle.

— Je suis si heureuse de parler avec vous comme je pense. Il faut que vous sachiez que cela ne m’arrive presque jamais. Quand je m’épanche un peu, on me gronde, on m’accuse d’avoir des idées excentriques : ce qui est, je ne sais si vous le savez, le tort le plus fâcheux, dans le monde où je vis. On me prend donc en pitié et cela me mortifie, d’autant mieux que ce que j’éprouve de mon côté, c’est justement aussi du dédain, quelquefois même de la colère contre les idées au nom desquelles on me condamne. J’étouffe souvent de ne pouvoir parler ; je sens aussi le grand besoin que j’aurais de converser avec des personnes indépendantes d’esprit et généreuses cœur, afin de pouvoir contrôler mes propres pensées, les étendre, et faire un peu d’ordre dans cette confusion incertaine. La chose que je désire le plus quand je serai libre, c’est un milieu de ce genre. N’est-ce pas que c’est une nécescité morale ?

— Assurément, dit Pierre ; mais ce milieu est rare, plus rare que vous ne pensez. Ce n’est guère qu’à Paris qu’il se rencontre.

— Est-il possible que la routine, soit chère aux gens ? Mais, monsieur, cela reviendrait à dire que la majeure partie de l’humanité ne pense point.

— Elle pense véritablement très-peu dans le sens que nous donnons à ce mot, c’est-à-dire qu’elle n’emploiera la plus grande somme de son énergie, intellectuelle qu’à des intérêts journaliers et personnels. Enfin, ce qui est pire, c’est que, parmi ceux qui pensent, la plupart, tout en méprisant la routine, les vieilles croyances, les observent et au besoin les défendent.

— Et pourquoi ? demanda-t-elle.

— Par intérêt… à ce qu’ils croient.

— Qu’est-ce donc que l’intérêt ? dit Marianne avec un sourire et un vif éclair dans le regard.

— Ah ! vous l’avez compris ? s’écria Pierre, qui, se levant de sa place, alla serrer la main de la jeune fille, dans un mouvement irrésistible, lui tout à l’heure si réservé.

— Mais… savez-vous ?…

— Oui ! je sais, j’ai vu que vous l’avez compris, l’intérêt supérieur qui seul rend la vie large et féconde…

— Et multiplie notre bonheur par celui des autres, dit-elle.

— Oui, comme il nous impose la sainte et sublime souffrance des maux de l’humanité.

— En se regardant, leurs yeux devinrent humides. Tout à coup, Pierre jeta sa tête dans ses mains. Pour Marianne, un vague sourire aux lèvres, heureuse, inspirée, elle restait sous le charme de cette rencontre profonde.

— Vous voyez bien, dit-elle d’une voix grave et douce, en rompant la première le silence, que nous sommes amis. Quel bonheur de s’entendre ainsi ! C’est la première fois que je le goute avec plénitude.

Il y eut un silence, puis Marianne reprit d’une voix un peu altérée :

— Albert !

Et il était facile de voir, à sa voix et à son air, qu’elle parlait comme elle pensait, dans toute l’expansion de la confiance, dans toute la sincérité de son âme.

— Il n’a pas en ces choses d’initiative. Quel dommage, car il est si aimant, si généreux et si bon ! Mais vous m’aiderez, n’est-ce pas, monsieur Pierre ? et je suis sûre qu’il arrivera à penser comme nous.

Pierre ôta ses mains de son visage, et la