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— Quand je vous aurai dit que j’ai un fort mal de tête, et que je me serai plaint ainsi comme un enfant…

— Pauvre ami !…

— Deux heures du matin ! s’écria Mme Brou. Grand Dieu ! sauvons-nous ! Rentrer à cette heure ! Heureusement nous sommes bien accompagnées !

Car Mme Brou prenait Paris pour un coupe-gorge.

Tout le monde alors s’écoula ; Albert alla éclairer sur l’escalier. Quand il rentra dans sa chambre, Pierre l’attendait.

— Est-elle encore là ? demanda le regard d’Albert.

— Je ne sais.

Il se dirigeait vers la porte, quand elle s’ouvrit et Fauvette parut, toute défaite.

— Que faisais-tu là ? lui dit Albert brusquement.

— J’écoutais.

— C’est joli !

— Oh ! ne me fais pas de reproches, parce que…

— Bonsoir ! dit Pierre.

Il rentrait, Fauvette le saisit par le bras.

— Dites-moi la vérité, vous, Pierre, dit-elle en fondant en larmes. Je sens qu’il me trompe ; à présent, je hé lé crois plus.

— Ce n’est pas moi qui puis vous la dire, Fauvette, répondit Pierre tristement ; je puis dire seulement à Albert qu’il vous la doit.

Et il rentra et ferma sa porte. Fauvette alors, s’approchant de son amant :

— J’ai tout entendu, lui dit-elle.

Il se mit à rire.

— Tout cela n’est pas grand’chose, mon enfant.

— Ah ! vous riez ! Elle vous a pourtant appelé : son cher Albert.

— Ne t’ai-je pas dit qu’elle est ma cousine ?

— Vous m’avez dit, ah ! vous m’avez dit bien des choses qui n’étaient pas vraies. Et maintenant… je ne me fie plus à vous. J’ai vu comment vous la regardiez au théâtre, J’ai entendu comme elle vous parlait. — Pauvre ami ! — Elle a dit ça comme je l’aurais dit, moi !… Ah !… allez, je comprends tout : c’est une belle demoiselle, avec de belles matières, et de la fortune sans doute ? Et vous vous êtes dit : C’est bon pour plus tard ; en attendant, je vais aimer cette petite ouvrière ça me fera prendre patience. — Elle jeta tout à coup un cri : — Mais c’est indigne ! C’est un crime que de mentir ainsi ! Tu sais bien que je l’aimais, moi !

Elle avait une expression énergique et touchante toute particulière. Les angoisses de son cœur étaient sur ses traits ; un espoir y flottait, mêlé au soupçon ; elle dévorait des yeux son amant. Lui restait indécis, las, dégouté peut-être de son double rôle.

— Réponds donc ! lui cria-t-elle.

— Puisque tu veux absolument m’accuser…

— Eh bien ! ai-je tort ?…

— Tu ne me crois pas.

Fauvette s’affaissa sur une chaise et se mit à pleurer silencieusement, les mains jointes sur ses genoux, les yeux fixés devant elle, comme si elle eut regardé l’abime invisible où elle se sentait glisser.

— Décidément ! on ne se couche pas cette nuit, murmura Albert

Il disait cela dans ce langage fanfaron de légèreté qu’ont adopté les jeunes gens, toutefois non sans émoi, devant cette douleur qu’il ne savait comment consoler, et il se sentait d’ailleurs envahi par un profond malaise. Dans ses prévisions, Marianne et Fauvette ne devaient jamais se rencontrer, rester même complètement inconnues l’une à l’autre, et son roman avec l’ouvrière devait se dénouer comme se dénouent tous ces romans-là. Cela ainsi lui avait toujours paru fort simple. Mais leur rencontre et ce débat le jetaient dans un trouble extrême. D’un côté, il avait peur ; de l’autre, quelque chose s’agitait en lui qui ressemblait assez aux reproches de la conscience. Un moment, il eut la pensé de saisir cette occasion pour rompre avec Fauvette ; oui, mais qui sait si les éclats de sa douleur ne retentiraient pas… trop loin. Ne valait-il pas mieux attendre que Marianne eût quitté Paris ? Et puis… c’était bien cruel et… c’était dommage aussi, car elle était bien jolie, Fauvette, avec ses yeux éloquents de douleur et de passion ; il l’avait aimée, il l’aimait encore, et sa voix lui remuait le cœur. Enfin il était deux heures du matin et l’on avait bu du champagne.

Il résulta de ces considérations que les craintes de la pauvre fille furent apaisées ; qu’Albert fut complètement justifié, que la barbarie de son père se trouva être la seule raison de ses attentions pour Marianne, parce que jusqu’à ce qu’il fut docteur, c’est-à-dire indépendant, il avait besoin de garder des ménagements extrêmes ; mais ensuite… ensuite… il n’aimerait jamais, toujours que sa Fauvette.

Elle voulut douter encore : impossible ! Les baisers et les arguments s’entrecoupaient avec une irrésistible abondance, et une femme qui aime prend toujours des baisers pour des arguments. Au fond, que désirait-elle ? Croire. Elle se laissa donc persuader.