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plutôt contre la femme. Je ne défends pas l’œuvre de ce temps-là, remarquez-le bien. Elle fut belle d’élan, de talent et d’énergie ; mais elle était engagée dans une voie fausse, et la morale relâchée qu’elle prêcha et popularisa est pour beaucoup dans la corruption actuelle. Il n’en est pas moins certain que l’œuvre de George Sand, cette étude ardente, inquiète, qui proteste contre la servitude et le mensonge, qui s’égare parfois, mais avec sincérité, cette œuvre est chaste et le plus souvent morale. Elle a pour but la recherche de l’amour vrai ; tandis que les productions de tant d’autres romanciers, dont beaucoup lui jettent la pierre, n’étalent que l’amour des sens et posent en principe le droit de l’homme à la débauche. On ne trouve dans George Sand aucune des dépravations accumulées dans beaucoup d’ouvrages de ses contemporains, qui jouissent à cet égard d’une étrange immunité : Balzac, Mérimée, Théophile Gautier, etc. N’ai-je pas trouvé l’autre jour, dans le même journal, une insulte nouvelle à George Sand et une glorification de ce livre impur, Mlle de Maupin, qu’on vante à l’envi, sans pudeur, comme un chef-d’œuvre, sans même ajouter que c’est un chef-d’œuvre d’insanité ; en sorte que le lecteur honnête va tomber sans défiance dans cet égout, et qu’à la faveur de cette recommandation, le nombre doit être grand des imaginations qu’un tel livre a dépravées. Mais, pardon ! madame, dit Pierre en offrant à boire à Mme Brou, qui étouffait, je parle beaucoup trop, et j’oublie peut-être…

— Vous parlez très-bien, monsieur, répondit-elle non sans un air étonné, car elle ajoutait intérieurement : — Il parle comme comme ferait un garçon de bonne famille !

Mais cet éloge ne s’adressait qu’à la forme et à l’abondance ; car Mme Brou, très-occupée d’une part à déguster le souper, et de l’autre à surveiller la petite table, n’avait fait aucune attention au fond du discours.

— Je vois, monsieur, observa le docteur avec ironie, que vous êtes pour l’émancipation de la femme. C’est un camp bien restreint actuellement.

— Oui, nous sommes en pleine réaction, dit Pierre.

— Ah ! dit M. Milhau, vous avez oublié de nous expliquer comment, à votre avis, le théâtre actuel est réactionnaire.

— C’est bien évident. Tout ce que nous voyons maintenant au théâtre est la réponse du conservatisme aux protestations d’avant 1848, à cette revendication de la liberté et de l’égalité dans l’amour, à cette justification ou du moins à ce plaidoyer des circonstances atténuantes de l’adultère. Les pièces sérieuses n’ont guère d’autre but — à part l’idéalisation de la courtisane — que d’intimer à la femme ses devoirs, que de représenter, comme le plus grand des crimes l’adultère commis par elle et de le châtier, tandis que les pièces légères ne sont en général qu’un éclat de rire autour de l’adultère des maris ou des bonnes fortunes des jeunes gens. C’est enfin d’une part la sujétion de la femme honnête, et d’autre part la poétisation de la femme vénale, par un monde qui parle toujours de la femme, de sa vertu, mais qui n’en veut pas moins deux sortes de femmes toutes différentes : l’une dévouée à ses intérêts, l’autre à son plaisir. Non-seulement l’héritier de 93 entend être roi dans sa maison, mais il lui faut aussi des joies de sultan. C’est donc bien, ainsi que je le disais, la réaction du vieux despotisme et du préjugé sur la recherche de la justice, réaction analogue en morale à celle que nous subissons en politique, et cela est si vrai que les coryphées du théâtre actuel, ceux qui le dominent de leurs succès, sont en général d’outrés réactionnaires.

Non, ce ne pouvait être pour M. le Dr Brou, ni pour M. Milhau, que Pierre avait ainsi parlé. M. Milhau était bien de l’opposition, manteau commun qui recouvrait alors tant de partis divers ; mais il n’en était pas fait davantage pour goûter de telles considérations. Quant à M. Brou, franchement ami de l’ordre et du pouvoir, il écoutait les sourcils froncés, et prit aussitôt la parole pour dire, en phrases très-longues et très-solennelles, que les lois de la société étaient conformes à celles de la nature et par conséquent éternelles, que sans approuver l’excès, il fallait excuser les erreurs inévitables de la jeunesse. Il y avait réaction peut-être dans le sens propre du mot ; oui, réaction juste et légitime, et les réactions vont toujours plus loin qu’elle ne devraient aller ; mais réaction dans le sens opposé au progrès, non parce que… et il répéta ce qu’il avait déjà dit. Pierre semblait peu soucieux de convaincre le docteur ; il ne répondit pas, et M. Milhau, bonhomme complètement dépourvu de talent oratoire, qui s’était donné pour spécialité de faire parler les autres, dit alors :

Mlle Marianne n’a pas donné son avis sur la pièce de ce soir, malgré sa promesse.

— Oh ! dit-elle, je crois que mon oncle aura raison, tant qu’il y aura des jeunes personnes aussi parfaites que celle dont la pièce de ce soir nous donne le modèle.

Un sourire ironique achevait sa pensée ; mais Pierre seul, aidé du regard qu’elle avait en même temps jeté sur lui, la comprit, et, chose étrange, les deux hommes, appesantis peut-être par l’heure ou par le souper, s’y trompèrent complètement et crurent que la jeune fille se rangeait du côté des bons prin-