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— De ce que la plupart des littérateurs ne connaissent pas d’autres femmes ni d’autres amours.

— Oh ! cependant… jeune homme, vous êtes sévère ; je connais plusieurs de ces messieurs, ils sont mariés.

— Le sont-ils vraiment, répliqua Pierre, voilà la question : Vivent-ils dans la famille ou en dehors ? Ne sont ils pas de ceux qui prétendent ou répètent qu’il y a deux sortes de femmes, celles qu’on épouse pour le pot-au-feu et celles qu’on a pour son plaisir ?

— Décidément vous faites le procès aux littérateurs.

— Oh ! la plupart, ne sont que des imitateurs inconscients. Sur toutes les routes de l’esprit humain, il y a les quatre cinquièmes au moins de gens qui suivent les autres, simplement parce que ceux-ci ont pris les devants. Ce qui se passe aujourd’hui est la queue de la vie de bohème et des échevelés de 1839. Mais c’est bien le cas de dire : Dans la queue, est le venin.

— Vous semblez avoir des idées très-arrêtées sur ces questions, monsieur, dit le docteur en intervenant d’un ton important.

— Oui, monsieur le docteur, et je vous demande pardon de les exprimer avec autant de sans façon, répondit Pierre. C’est une histoire que je viens de lire qui m’a échauffé la bile là-dessus. Mais ce n’est pas une raison…

Et il s’interrompit pour offrir à boire à Mme Brou.

— Mais pas du tout. Ce que vous dites nous intéresse beaucoup, reprit le docteur.

— Oui, dit M. Milhau, d’autant mieux que je ne vois pas encore où vous voulez en venir ou du moins je vois bien, c’est aux pièces morales…

Pierre ne put s’empêcher de sourire. Il allait laisser tomber la conversation, quand il rencontra un regard éloquent de Marianne qui le suppliait de continuer.

— Les pièces de théâtre, dit-il, sont surtout des effets de la corruption régnante. Elles peuvent augmenter la corruption en la répandant, mais elles sont produites elles-mêmes par des idées formulées déjà. On n’innove pas au théâtre, sauf dans la forme ; car un livre choisit son public, mais il faut qu’une pièce plaise à tout le monde. C’est pour cela que le théâtre actuel est à la fois dissolu et réactionnaire…

— Réactionnaire ! s’écrièrent à la fois M. Brou et M. Milhau.

— Oui, réactionnaire. Permettez que je m’explique, dit Pierre, dont le regard vague à l’égard de ses, deux interlocuteurs, ne se posait éloquent et rapide, que sur Marianne, pour laquelle seule il parlait, et avec laquelle seule, il le sentait bien, il pouvait s’entendre.

— Il n’y a pas, dit-il, que la politique dans les idées modernes, et vous savez, bien la litanie des accusations qu’on porte contre elles : religion, famille, propriété. Au théâtre, qui n’admet que la reproduction de la vie, que la peinture des mœurs, c’est de la famille qu’il s’agit toujours, plus ou moins, dans la pièce la moins raisonnée comme dans la plus sérieuse, et par cela seul que les personnages y sont posés en de tels rapports plutôt qu’en tels autres.

Le mouvement philosophique du 18° siècle, repris par les socialistes sous la Restauration, éclate dans la littérature en 1830. Le mariage est une tyrannie ; on réclame la liberté de l’amour. Opprimée, désabusée, trahie, la femme, naturellement, aime un autre que son tyran, et tout l’intérêt est pour l’amour adultère, le mari est détesté comme despote ; ne le fût-il pas, l’amour est déclaré supérieur à la loi. C’est surtout dans le roman que cette protestation s’étale, car elle n’est pas assez générale pour être admise au théâtre. Cependant, elle y retentit dans Antony, Henri III, Ruy Blas, Angelo, et bien d’autres pièces moins célèbres. Là revivait le souffle révolutionnaire ; là, malgré tout, était le progrès…

— Quoi ! interrompit timidement Marianne, vous approuvez ?…

— Mais, monsieur… disait le docteur.

— Non, mademoiselle ; assurément il y avait mieux à faire que de détruire le mariage, il y avait à l’établir sur des bases justes et saines. Mais, que voulez-vous ? l’homme n’est pas fort, il ne voit le vrai que peu à peu, et la première action de sa critique est de tout abattre. Ce n’en était pas moins une juste protestation contre l’esclavage de la femme dans l’amour, et remarques bien — ce qu’on ne veut jamais voir — c’est qu’on n’inventait rien ; on donnait, à la femme la même liberté qu’à l’homme, voilà tout. C’était l’égalité dans l’immoralité ; on ne s’avisa pas de la mettre dans la vertu.

— Oui, dit M. Milhau ; c’était le beau temps des romans de George Sand.

— George Sand ! reprit Pierre vivement, voilà justement l’esprit qui préside à tous les jugements en ces choses. Parce qu’au premier rang de cette école, figurait l’œuvre d’une femme, il a fallu que ce fût cette œuvre, ce nom, qui fussent chargés de tout l’anathème. On l’a crié, répété ; tout le monde le croit encore, et encore aujourd’hui, de temps en temps, la plume lâchée de quelque écrivailleur plus ou moins libre dans ses mœurs et déshabillé dans ses écrits, osera jeter sur ce nom des gouttes d’encre sale. C’est une énorme injustice, et je n’en sais pas de plus propre à caractériser la partialité, l’aveuglement absolu de l’opinion sur ou