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fallait sonner. Cette fille est à votre service, ne l’oubliez pas. Nous serions si fâchés que vous vous gênassiez le moins du monde !…

Un peu étourdie de toutes ces protestations qui lui étaient faites par deux personnes à la fois, Marianne suffisait à peine à y répondre. L’expression douce et reconnaissante de ses traits secondait ses remercîments et son air abattu demandait trêve pour tant d’obligeances.

— Vous allez bien descendre pour déjeuner avec nous ? dit enfin Mme Brou. Ce n’est pas qu’il faille vous gêner. Vous n’avez qu’à le dire, on vous servira dans votre chambre ; mais la solitude ne vaut rien, et il sera bien mieux de descendre avec nous, qui ne demandons qu’à vous être utiles et à vous distraire.

— Je vous suis, madame, répondit la jeune fille avec un effort évident.

— Ah ! c’est très-bien ! dit Mme Brou.

— Venez, dit Emmeline en passant le bras autour de Marianne.

Elle l’entraîna ainsi jusqu’au bout de l’escalier, et elles entrèrent, en se donnant la main, dans la salle à manger, où le docteur et Albert les attendaient.

Le docteur alla au devant de sa pupille, qui était un peu sa malade momentanément, la regarda, l’interrogea, lui prit la main, et la fit asseoir à table entre sa fille et lui. Albert, après avoir salué la nouvelle venue, s’occupa de l’examiner à la dérobée, avec l’intérêt que tout homme de son âge éprouve pour une jeune personne dont on lui a vanté la beauté. Au premier coup d’œil, il fut presque déçu par ce visage pâle, ces yeux rougis, cet écrasement de tout l’être qui, atteint d’un coup trop rude, s’abandonne ; au second coup d’œil, il fut frappé d’un air de noblesse qui lui parut même sévère ; au troisième, il fut obligé de convenir que ni cette dignité ni cette douleur n’excluaient une grâce pénétrante qui se dégageait de chaque regard, si triste, si vague qu’il fût, de chaque mouvement, de chaque parole même insignifiante.

Marianne était de taille moyenne, plutôt élevée. Son corsage mince, que le vêtement noir amincissait encore, n’en offrait pas moins des ampleurs pleines de promesses pour la maternité comme pour l’amour. Son cou sortait, éblouissant de blancheur, du crêpe qui l’entourait ; elle avait les cheveux châtains, relevés tout en l’air, et attachés sans faux chignon par un large ruban noir qui retombait sur le cou, au milieu des boucles naturelles de la chevelure. Autour du front, sur les tempes, les cheveux follets également se roulaient ou voletaient en petites boucles. Le front, élevé, s’arrondissait légèrement au milieu ; les sourcils, châtains, hautement arqués, étaient assez touffus, l’œil, à distance, paraissait noir ; mais, pris obliquement par le jour, on y voyait reluire, comme dans les cheveux, des teintes fauves. Le nez, assez court, avait une courbe légèrement aquiline ; la bouche, au repos, semblait petite, et il devait s’écouler longtemps avant qu’on put juger si elle s’ouvrait largement pour sourire. Le menton, peu fort, était gracieusement ondulé.

— Elle serait en effet bien jolie, se dit Albert, si elle avait un peu plus de chaleur et de vivacité ; mais elle a une bonne tête.

Et comme il étudiait en ce moment les systèmes de Gall et de Lavater, il se mit, pour exercer son talent de physionomiste, à comparer la tête de Marianne à celle d’Emmeline. Celle-ci, qui passait à Poitiers pour une jolie blonde, avait la tête plus petite, une chevelure longue et molle plantée bas sur un front bombé, et assez abondante pour n’avoir besoin d’aucun emprunt ; cependant, fidèle à la mode, Emmeline portait un faux chignon qui la haussait d’un demi-pied, et dans lequel elle fichait des nœuds de rubans bleus, roses, rouges ou verts, suivant la robe et l’occasion. Ce lourd échafaudage cadrait assez mal avec le caractère de sa figure, plutôt piquante que majestueuse, et lui ôtait la grâce et l’ingénuité qu’auraient pu offrir des yeux bleu-gris très-vifs et très-parlants, un nez légèrement relevé, une bouche peu dessinée, mais ouverte sur de belles dents, et un menton retroussé orné d’une fossette. De taille plutôt petite que moyenne, Emmeline avait le buste court et mince, peu développé ; mais elle n’était point dépourvue d’une grâce que lui prêtaient la jeunesse et la vivacité.

— Elles doivent être fort différentes de caractère, se dit Albert, et si le contraste y fait quelque chose, comme on dit, elles pourront s’aimer. Mais, bah ! pour le reste, j’y perds mon Lavater. Je sais qu’Emmeline est étourdie, un peu fantasque, amoureuse de plaisir et de distraction, bonne fille au demeurant. L’autre paraît plus sérieuse ; elle est pâle, elle pleure : il est clair qu’elle a du chagrin. Et voilà pourquoi j’étudie.

Il répondit à quelques questions de son père, déjeuna comme on déjeune à vingt ans, et partit pour l’École de médecine en songeant aux chevaux qui allaient arriver de Trégarvan.

Quant au docteur, il emmena sa pupille faire un tour de jardin, la força de causer un peu, et la laissa aux soins de sa femme et de sa fille pour le reste du jour.

Quelle distraction pouvait constituer la société de Mmes Brou ? La source en devait être petite en elles-mêmes ; car elles ne savaient parler que d’autrui, et toute leur vie semblait contenue dans leurs rapports avec