Page:Leo - Marianne.djvu/138

Cette page n’a pas encore été corrigée

du docteur. M. Milhau, remarquant cette attitude, s’approcha de son parent :

— Qu’avez-vous donc ? lui demanda-t-il à demi-voix.

Elle est là répondit plus bas encore M. Beaujeu, et surement elle se doute de quelque chose ; voyez comme elle nous regarde.

— Où donc ?

— Là-bas, dans l’avant-scène de gauche.

— Ah !… oui, ma foi !

Et le regard de M. Milhau s’arrêta sur une femme pâle, aux grands yeux noirs, aux traits fatigués, mais animés d’une sorte de beauté passionnée, qui, le buste penché hors de la loge, lorgnait Emmeline avec une affectation impertinente. C’était Marina. Sa toilette sombre, assez étrange, relevée seulement par deux bouquets de fleurs de grenadier sur le sein et dans les cheveux, son attitude tout à la fois hardie et lâchée, où se devinaient toutes les audaces d’un être sans pudeur, son front orageux, ses yeux ardents, sa bouche mordante, lui donnaient quelque chose de fatal et de menaçant :

— Eh bien ! voyons, vous n’en avez pas peur, j’espère dit M. Milhau à l’oreille de son cousin. Qu’elle dise et fasse ce qu’elle : voudra, elle ne peut rien contre vous. Une femme qu’on abandonné n’a qu’à en prendre son parti, et voilà tout.

Malgré ces encouragements, M. Beaujeu restait pétrifié, et Emmeline n’était pas sans éprouver, de cette attitude embarrassée, un étonnement que partageait son père. Mme Brou semblait plongée dans des réflexions profondes, Marianne, très-sérieuse, suivait la pièce avec attention. Il n’y avait qu’Albert dont l’esprit fût parfaitement libre, et qui, lorgnant de temps en temps les actrices, écoutant la pièce, revenait sans cesse à regarder Marianne et se penchait souvent à son oreille pour lui adresser quelques mots.

Le rideau se baissait à peine, que Mme Brou sortit de sa préoccupation pour émettre cette phrase :

— Si nous allions souper dans la chambre d’Albert ?

— Dans ma chambre ! exclama le jeune homme stupéfait.

— Pourquoi pas ? Ce serait charmant. Je ne connais pas encore ta chambre ; tu m’as dit qu’elle était grande. Eh bien ! il n’y a qu’à y faire porter le souper commandé au restaurant. C’est tout près ; nous serons là chez nous, en famille. Ce sera bien mieux. Moi, je ne peux pas me souffrir dans ces restaurants où il y a toute sorte de monde.

Le souper était une galanterie de M. Beau jeu, qui, à l’abri du nom de M. Milhau, avait voulu prolonger la soirée. Un mot de Mme Brou, demandant si les magasins de pâtisserie seraient ouverts à la sortie du spectacle, avait fait naître cette idée, et avait rendu la proposition toute naturelle. Mme Brou, quand elle veillait, ne pouvait se coucher sans prendre quelque chose. On avait donc commandé un souper et Mme Brou n’avait rien trouvé à redire. Mais à présent qu’elle savait là Horace Fauque, il ne manquait plus, pensait-elle, qu’on les vit entrer au restaurant pour souper en compagnie de M. Beaujeu ! Mais alors, grand Dieu ! ce voyage à Paris, transporté à Poitiers, allait y devenir une orgie échevelée ! Justement le restaurant était à la porte du théâtre ; Horace Fauque ne manquerait pas de les épier. Jamais !… Non !… Mme Brou serait morte de faim plutôt !

On ne pouvait pourtant pas faire l’affront à ces messieurs, — car M. Beaujeu transparaissait ici clairement sous le pseudonyme de M. Milhau, qui ne se livrait pas d’ordinaire à de pareilles fantaisies, — on ne pouvait pas faire au prétendant l’affront de refuser ce souper commandé, accepté… Le moyen proposé par Mme Brou aplanissait tout ; Horace Fauque ne les suivrait pas rue des Écoles.

Elle fit en peu de mots comprendre à son mari les avantages de ce plan, qui d’abord avait paru au docteur assez fantastique, et furent très-surpris l’un et l’autre de voir M. Beaujeu l’adopter avec empressement ; lui aussi craignait d’être vu de Marina, ou plutôt de subir une scène dont il la savait capable. Les jeunes filles applaudirent : elles étaient charmées d’aller chez Albert. Dans la journée même, elles avaient voulu monter chez lui, il les en avait empêchées sous un prétexte. Pourquoi ? Sa chambre n’était pas prête, il y voulait faire une revue auparavant ; puis il éprouvait une grande répugnance à faire entrer Marianne dans cette chambre où d’autres avaient passé, Albert était du nombre des gens à conscience instinctive, que les objets impressionnent plus que le fait moral et qui changent d’idées avec les lieux. Hors de cette chambre, ses torts à l’égard de sa fiancée étaient beaucoup moindres que dans cette chambre ; que dis-je ? hors de cette chambre, il n’y pensait plus. Mais là, vis-à-vis d’elle !!!

Albert était donc le seul à qui le plan ne sourit pas. Le voyant déconcerté, son père inquiet lui dit :

— Je parie que la chambre est en désordre. Va l’arranger.

— C’est juste, dit Albert.

Il se leva, sans se laisser arrêter par les assurances de sa sœur et de Marianne, que ce n’était pas la peine, et partit au moment où le rideau se levait sur la dernière pièce.

Après avoir prévenu le traiteur, comme il