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On partit pour les Champs-Élysées. Pour descendre de voiture, Emmeline trouva la main de M. Beaujeu, qui lui offrit ensuite le bras, Tandis qu’ils se dirigeaient vers l’enceinte du concert :

— Eh bien ! ma chère dame, dit M. Milhau à Mme Brou, j’en étais sûr, notre parent est déjà charmé.

— Vraiment ?

— Il me l’a dit.

— Chère petite ! C’est que, voyez-vous, elle ne se doute de rien. Comme cela, point d’embarras : un naturel, une gaieté……

— Charmante, oui ; une simplicité, une candeur…

— Oh ! je l’avais toujours dit. Il faut qu’elle ne se doute pas, sans quoi elle serait gênée et ne paraîtrait pas à son avantage. Eh bien ! je suis contente. Mais voilà, quand elle saura… Il est très-bien, ce monsieur ; il s’exprime convenablement, il est très-poli. C’est un homme distingué… Mais il n’est pas jeune.

— Ah !… Je vous l’avais dit : il s’est laissé tout doucement arriver à la quarantaine…

— Hum ! n’a-t-il pas un peu plus ? J’ai remarqué… il a la patte d’oie, et puis il est bien jaune, il paraît fatigué…

— Dame ! que voulez-vous que je vous dise, un an de plus ou de moins… Enfin il s’est amusé… longtemps… Je ne vous ai rien caché. Cependant cela sera une garantie de bonheur de plus ; un homme de cet âge et las de plaisirs se donne facilement tout à sa femme et il ne sera pas difficile à Emmeline, pour peu qu’elle soit adroite, de lui faire faire tout ce qu’elle voudra. Du moins je le pense, vous savez ; car après tout je ne veux rien garantir.

— Oh ! la chère petite ; elle est si innocente et si sincère… Elle ne songera qu’à ses devoirs.

— Je le crois, mais la plus innocente des femmes a toujours ses petites malices. Eh ! eh ! eh !

— Ah ! monsieur Milhau, vous avez cette idée-là ?

— Je crois que c’est une affaire faite, si cela convient à Emmeline, disait Mme Milhau à M. Brou. La chère enfant, sans y songer, a été charmante.

— Ma fille fera ce qu’elle voudra, ma chère dame ; je ne prétends la contraindre en rien. Je crois M. Beaujeu un homme très-honorable, très-aimable, seulement… il est temps qu’il se range au moins !… savez-vous ? On ne cache pas ces choses à un vieux praticien comme moi : il se teint les cheveux.

— Oh ! vous croyez ? Bah ! qu’est-ce que cela fait ? Emmeline est trop raisonnable… Songez donc, mon cher monsieur, deux cent mille francs, et une préfecture quelque jour !

— Savez-vous pourquoi ce monsieur est venu diner avec nous ? demandait Marianne à Albert.

— Vous vous en doutez, je le vois. Eh bien ! oui, c’est un prétendant pour Emmeline. Mais ne le lui dites pas, elle est à cent lieues de s’en douter, et cela vaut mieux, jusqu’à ce que ce monsieur fasse une demande formelle.

Emmeline continua donc de ne rien savoir et d’être charmante sans y songer, et son innocence était si robuste qu’elle ne s’étonna pas de revoir M. Beaujeu, qui leur procura des cartes de faveur pour Cluny, la Sainte-Chapelle, le Luxembourg, les Gobelins, et leur offrit enfin une loge à l’Odéon.

Ces assiduités, pour rien au monde, Mme Brou ne les eût souffertes à Poitiers. On sait bien que lorsqu’un mariage se conclut, il est absolument convenable que les deux conjoints soient aussi étrangers que possible l’un à l’autre ; mais l’on était à Paris, et à Paris tout est permis, au dire des provinciaux, parce que rien ne se sait.

Au fond, le teint jaune et les cheveux teints n’ôtaient pas le prestige des 200, 000 fr. et de la préfecture en perspective. Emmeline n’avait que 60, 000 fr. de dot, c’est-à-dire l’équivalent d’une place de l’État ou d’une clientèle ; or, pour se marier richement, il faut bien sacrifier quelque chose, M. et Mme Milhau avaient eu le tort, quant à cette dot, d’en laisser le chiffre dans un vague qui avait pu permettre à M. Beaujeu de le croire plus élevé. Il n’était donc pas mauvais que l’effet des grâces naïves d’Emmeline fût aussi complet que possible, et l’on ne pressait rien pour tout mieux assurer…

Ils allèrent à l’Odéon ; on y jouait une pièce qui a depuis longtemps disparu de l’affiche, mais qui alors avait du succès, semblable d’ailleurs à beaucoup d’autres, faites auparavant et depuis. Il s’agissait des folies d’un jeune homme qui dissipait sa fortune et sa santé dans le monde des hommes de plaisir et des courtisanes, et d’une jeune fille aimable, belle, riche et honnête, qui l’aimait secrètement, sans se rebuter de rien, et qui, sans quitter ses ailes d’ange, le disputait à ses maîtresses et finissait par le leur arracher. Le jeune débauché tombait aux pieds de son ange gardien, se déclarait subitement épris des douceurs et des devoirs de la famille, et voyait sa vertu récompensée par son union avec la belle héritière.

C’était la pièce principale ; mais, comme elle n’avait que trois actes, deux petites pièces l’encadraient. L’une était la peinture des remords et du supplice d’une femme adultère que son mari exilait, en lui retirant l’éducation de sa fille ; l’autre était la réhabilitation d’une courtisane, qui se mourait