Page:Leo - Marianne.djvu/133

Cette page n’a pas encore été corrigée

On ne voyait là que volants, dorures et peintures ; on n’entendait qu’accents mélodieux, on ne respirait que parfums, et peut-être devenait-il assez difficile, au milieu de cet embaumement des sens, de séparer l’idéal mondain de l’idéal divin, qui était le prétexte de ces rendez-vous.

Le théâtre de la ville, sec, maigre, pauvre en décors, avait, à coup sûr, bien moins de prestige, et de plus le spectacle religieux avait l’avantage l’être gratis ; du moins on ne payait que les chaises, petit commerce lucratif, dont le cliquetis accompagne dans tous les temples la parole sacrée. Mais de combien la générosité des assistants, excitée par toutes sortes de mobiles, ne dépassait-elle pas les exigences d’un prix d’entrée ! Les constructions des pères jésuites, dans leur bonne ville de Poitiers, y compris leur église et leur couvent de la rue des Carmélites, sont évaluées à deux millions.

Il est vrai que les conseils distribués par les révérends pères à tant de consciences — particulièrement aux plus élégantes, aux plus mondaines et aux plus tendres, dit-on, — sont inappréciables. Et combien sont séduisants leurs sermons, qui allient une entente si délicate de la vie sociale avec les exigences du salut ! Aussi, après les familles légitimistes, les familles bourgeoises bien pensantes ont-elles à cœur de confier leurs enfants à des hommes si éclairés, et le collége des jésuites compte quatre cents élèves, en attendant que par la création d’une Faculté, il en compte bien davantage.

Mme Brou était des plus dévotes aux bons Pères, car cela était convenable et bien porté. Puis elle avait la joie de rencontrer là Mme la marquise de C…, Mme la baronne de T…, Mme de…, et de pouvoir causer ensuite des toilettes de ces dames, de leurs figures, de leurs enfants, etc., de corroborer du témoignage de ses propres yeux les commérages recueillis à la cuisine ou chez les fournisseurs sur la vie intime de ces nobles personnages. C’était là qu’on échangeait de petits saluts discrets avec les personnes les plus comme il faut de la ville ; on faisait pour y aller de jolies toilettes. Emmeline y était charmante dans le demi-jour, ou à la lumière adoucie des lampes ; on la regardait beaucoup. Tel et tel aussi regardaient fort Mmes X… Mlles Z… ; il y avait fort à voir. Eh mais, et Dieu le père et Dieu le fils ? et le Saint-Esprit ? et la vierge Marie ? ça, c’était l’affaire du livre de prières, qu’on marmottait entre deux coups d’œil. Après cela, il faut bien avouer qu’on ne connait pas assez ces gens-là pour s’occuper d’eux autant que des autres.

Dans ces soirées religieuses, le bel Horace parlait des yeux à Marianne, en évitant avec un art infini les regards d’Emmeline et surtout ceux de Mme Brou. Ces déclarations muettes et gênées n’en étaient que plus brûlantes et plus vives, elles inspiraient à Marianne un triste embarras ; pour les éviter, elle tenait les yeux baissés. Mais alors, en pensée, elle supposait et croyait sentir le regard d’Horace constamment fixé sur elle, et le don Juan comptait bien sur cette impression. Une chose sur laquelle il ne comptait pas, c’était l’inébranlable fixité du cœur jeune et sincère qui, s’étant donné, n’admettait pas la possibilité de se reprendre. Horace Fauque réussissait à se faire plain- dre, il obtenait des marques d’intérêt et de bonté ; mais cet intérêt n’aboutissait chez Marianne qu’au désir de le voir guéri de son amour, et non pas au besoin de le consoler.

La présence de Mlle Aimont aux cérémonies catholiques n’était déjà plus qu’un acte de déférence et d’obéissance envers sa famille. Née logicienne, comme beaucoup d’autres jeunes filles, mais ayant de plus qu’elles la volonté de l’être, depuis longtemps elle avait senti dans le christianisme l’opposition de l’acte et de la parole, sans parler des révoltes de sa raison contre le dogme lui-même. Son séjour à Poitiers, au milieu d’une société dévote, du moins en apparence, avait activé chez elle le travail, si fréquent à notre époque, et si pénible, et si inutilement imposé, par lequel l’être humain actuel doit rejeter la nourriture grossière et indigeste des civilisations primitives. Conduite par sa tante au confessionnal des bons pères, Marianne avait de bonne foi cherché dans leur parole des clartés sur les doutes qui l’agitaient ; elle avait été saisie d’indignation en ne trouvant dans cette prétendue morale que la sanction de toutes les injustices, l’absolution de tous les vices, la justification de tout fait produit par la force, l’obéissance et l’abnégation imposées aux faibles, les forts toujours bénis et encensés. Mais, au premier désir exprimé par elle de cesser tout exercice religieux, Mme Brou avait jeté de tels cris, et M. Brou avait fait valoir des considérations politiques si profondes, que Marianne avait dû se résigner à attendre sa majorité pour assumer la responsabilité de ses opinions.

Obligée de suivre aux églises sa tante et sa cousine, dont la ferveur ne valait guère mieux au fond que la sienne, mais qui eussent été désolées de ne pas afficher leur élégante dévotion, de plus en plus, Mlle Aimont avait pénétré les artifices de cette doctrine caduque qui, pour ne pas perdre ses adorateurs, affecte le langage nouveau, les allures nouvelles, se plie à toutes sortes d’accommodements et de maquillages ; sérieuse et pensive, elle écoulait les sermons, et ils n’avaient, le