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Le docteur ne s’en apercevait pas : sa volonté, quand il l’exprimait, ayant toujours force de loi ; il était lui-même d’ailleurs enlacé par l’amabilité et les flatteries de la jeune femme, que Mme Brou, — pourtant ombrageuse encore en fait de jalousie, — laissait facilement en tête à tête avec lui. Emmeline, dont Marthe soignait les intérêts de toilette et de vanité, trouvait son compte à ce gouvernement occulte, et il n’y avait que Marianne, l’objet secret de l’intrigue, qui commençât à se défier de l’enchanteresse, après avoir subi le charme, elle aussi.

Les caractères droits ont une certaine fierté que la flatterie fatigue et inquiète : Marianne l’avait éprouvé. Puis l’obstination de Mme Touriot à parler d’Horace Fauque et à le présenter sous le jour le plus intéressant, bien qu’enveloppée de tant d’ingénuité, de tant de simplicité apparente ; cette obstination avait fini par la frapper et la mettre en défiance. Car était-il possible que vivant dans l’intimité de la famille Brou, Mme Touriot n’eut pas compris les liens qui existaient entre Albert et Marianne ou même peut-être n’en eût pas reçu la confidence ? En ce cas, c’eût été une trahison… D’autres pensées avaient traversé l’esprit de la jeune fille. Qui sait si Mme Touriot n’estimait pas, ne croyait pas que celui des deux qui aimait le plus Marianne n’était pas Albert ? Ne s’était-elle pas aperçue peut-être ?… Avait-elle appris ?…

De telles pensées ne s’achevaient pas, elles n’avaient pas même de contours précis ; mais elles n’en remplissaient pas moins l’esprit de Marianne d’une troublante inquiétude.

Moins que jamais, elle était satisfaite des lettres d’Albert. Ce n’est pas qu’il y eût rien à reprendre. Elles étaient fort bien faites ; il y avait de l’esprit, de la littérature, de l’amour, du moins des phrases amoureuses. Et cependant elle les sentait froides entre ses mains brûlantes. Elle les lisait et relisait, sans qu’aucune étincelle en jaillit, sans en sentir émaner aucune chaleur. D’où venait cela ?

Avec sa loyauté scrupuleuse, la jeune fille se demanda si la cause de ce phénomème n’était point dans son propre cœur. Mais elle ne pouvait le croire : les inquiétudes, les doutes qu’elle éprouvait, ne faisaient qu’irriter et développer encore son besoin d’aimer ; parfois elle était effrayée des étendues qu’elle découvrait en elle-même. Son aspiration élait ardente, autant que sa déception douloureuse, et toutes ses pensées d’amour se concentraient sur Albert.

Assurément elle ne pouvait s’en demander davantage. Un psychologue eût pu poser la question si le besoin d’aimer qu’éprouvait cette jeune fille, combiné avec la loyauté de son caractère, n’étaient pas les seules raisons de son attachement pour Albert : en d’autres termes, s’il existait entre eux des affinités particulières, un lien plus vivant que la simple parole donnée ? Ce qui eût été par le fait poser la question, plus vaste et plus difficile à résoudre, de la nature même de l’amour et du rôle absolu ou relatif qu’y joue l’être particulier. Mais Mlle Aimont n’en était pas à ces préoccupations métaphysiques. Elle croyait à l’amour unique, absolu, prédestiné ; du moins, elle le voulait tel dans son chaste et poétique rêve, et ne souffrait que des contradictions qu’elle percevait entre ce rêve et la réalité, entre elle-même et son fiancé. L’idée d’un autre choix ne lui venait même pas, les effets du doute se bornaient chez elle à la souffrance ; même elle le combattait, ce doute, avec énergie ; mais sans cesse il revenait.

Quelquefois, chez Mme Touriot, fréquemment, dans les réunions de leur monde, elle rencontrait Horace Fauque, fidèle à son rôle d’amant malheureux. Marianne était fort touchée de voir que sans aucun espoir, — elle le croyait ainsi, et c’était bien dans cette attitude que posait Hlorace, — il ne cessât point de rechercher sa présence, sa conversation, et les occasions d’un dévouement qui, s’il ne pouvait s’exercer qu’en de petites choses, se érait assurément signalé dans les grandes avec un plus grand bonheur. Ce prince des beaux-fils de famille poitevins, légers et dissipateurs, s’était rangé complétement, on ne citait plus de lui aucune fredaine locale ; seulement, les méchantes langues assuraient qu’il allait, de temps en temps, se dédommager à Paris.

— Ah ! madame, quelle indignité de prétendre pareille chose ! Ce pauvre garçon va tout simplement remplir des missions que lui donne son oncle. Il est devenu si travailleur, si rangé ! C’est une véritable conversion, un nouveau miracle du Père Eleuthère. Ne voit-on pas avec quelle dévotion il assiste aux exercices du soir dans la chapelle ? C’est pourtant bien beau et très-touchant, mais l’esprit du siècle est si douteur !

Ainsi parlaient pour le bel Horace les dévotes qui suivaient la bannière des jésuites, et assistaient aux cérémonies religieuses dans la chapelle de leur collége, rue des Feuillants.

C’est là que se rendait toute la belle société des bien-pensants. Et quel cœur n’eût été touché du luxe de l’autel, du bon goût de tout le programme, du choix de la musique et de sa bonne exécution ? Les mères y amenaient leurs filles et les plus jolies femmes y venaient toutes seules pour s’accouder, avec des grâces infinies, sur un prie-Dieu, pencher la tête et lever les yeux au ciel.