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des bras d’une coquine dans ceux d’une chaste jeune fille un homme qui avait vécu de plaisirs pendant vingt ans, cela n’avait rien de nouveau pour lui, ni d’absolument étranger. Il était toutefois moins enchanté que l’honnête bourgeoise, et attendit sans impatience aucune de savoir s’il aurait ou non pour beau-frère l’amant de Marina.

— Marina, se dit-il, ça pourrait bien être celle que j’ai remarquée au bal Bullier ? Ce serait drôle si M. Beaujeu était cet amant qui l’a conduite à l’enterrement de Théry. Du diable si je pensais… Eh bien ! c’est Marina qui sera furieuse !

Et il se rappela les paroles de Miletin : « Celui-là, le dernier, elle le tiendra bien ! »

D’ailleurs sans inquiétude : que peut contre la morale et la famille, sous l’invocation desquelles allait se conclure le mariage de M. Beaujeu et de Mlle Brou, une de ces maudites qu’on ne prend que pour les abandonner ?



XIV

La famille Brou descendit, rue Saint-Dominique-Saint-Germain, à l’hôtel du bon La Fontaine, qui leur avait été recommandé par le chanoine comme un hôtel respectable et comfortable, au dire de plusieurs vicaires.

Mme Brou commença par visiter les draps. — Elle apportait à Paris un certain nombre de préventions invétérées contre la grande ville. — Disons tout de suite qu’elle les trouva nets et, selon toute apparence, fraîchement dépliés, mais ne sentant pas la bonne lessive. Elle trouva encore à redire à bien d’autres choses, qui ne se faisaient pas comme à Poitiers. Ce n’est pas qu’elle ne fut pleine de respect, pour Paris à d’autres égards, pour le Paris consacré par la gravure et la tradition ; bien au contraire, car elle s’apprêtait d’ores et déjà à tout admirer, et particulièrement les Tuileries, qu’elle estimait devoir être le plus beau des monuments, puisque c’était le palais des souverains.

Sur ce point, Emmeline était dans des intentions toutes pareilles ; cela n’admettait aucune discussion, c’était fait d’avance. Mais ce qui ne l’était point, où elle se promettait un plaisir plein de sincérité, de vraies jouissances et de raffinements d’admiration, c’étaient les beaux étalages des magasins de nouveautés, de modes et de bijouterie. Elle avait arrêté d’emporter, soit par la persuasion, soit de haute lutte, certaines emplettes dont la liste était faite dans sa tête, et sans lesquelles elle ne voulait point rentrer à Poitiers, à moins que… à moins qu’il ne s’agît de l’enchantement d’une parure complète et des délices d’un ameublement… sous les auspices d’un voile de mariée et d’une couronne de fleurs d’oranger…

Oui, en si grand secret que M. et Mme Brou eussent discuté le but de ce voyage, Emmeline, si elle ignorait le nom du prétendu, les détails, savait parfaitement à quoi s’en tenir sur le fond des choses : elle savait qu’il s’agissait de la marier. Comment l’avait-elle appris ? Elle-même eût été embarrassée de le dire ; mais ne lisait-elle pas à livre ouvert dans les physionomies de son père et de sa mère, ne savait-elle pas bien la signification de leurs réticences ? et l’habitude qu’on a dans les familles de parler devant les jeunes filles à mots couverts ne les rend-elle pas singulièrement aptes à tout comprendre ?

Mais Emmeline avait, comme sa mère, le culte des convenances ; la persuasion intime où elle était qu’il s’agissait pour elle d’un mariage soigneusement préparé n’avait donc en rien altéré la candeur de son ignorance au milieu de tous les préparatifs, et ne donnait même qu’une saveur plus ingénue à ses observations ou à ses réparties, sans apporter le moindre obstacle aux arrangements paternels et maternels. Marianne en tout ceci était la seule ignorante, bien qu’on n’eût d’autre raison de lui cacher ce secret que la crainte qu’elle en laissât percer quelque chose vis-à-vis de l’héroïne.

— Elle serait si embarrassée, cette pauvre petite, dans une pareille entrevue ! avait dit Mme Brou.

Ce n’était pas à son mari, seul confident légitime du complot, qu’elle disait cela, mais à son amie de plus en plus intime, la bonne Mme Touriot ; car cette chère Marthe était vraiment si attachée à la famille, elle aimait si tendrement ces demoiselles, surtout Emmeline. À l’égard de Marianne, elle était, sur bien des points, de l’avis de Mme Brou ; elle avait tant de déférence pour le jugement de la doctoresse, que celle-ci ne pouvait lui rien cacher. Il est si doux de se confier et d’être approuvée en toutes choses par une amie dévouée. On avait beaucoup calomnié cette petite femme, parce qu’elle était jolie et spirituelle d’abord, et puis qu’elle était un peu imprudente, ne mettant de malice à rien. Mais elle gagnait énormément à être connue, et elle avait aussi beaucoup gagné — Mme Brou, quoique modeste, était bien forcée de l’avouer — dans la société d’une mère de famille sérieuse et capable de donner de bons conseils comme l’était Mme Brou. Aussi la confiance de la femme du docteur en sa jeune amie était-elle complète, et bien que la jeune amie demandât continuellement des conseils à Mme Brou, c’était pourtant Mme Brou qui se conformait en tout aux inspirations de la belle Marthe.