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— Oui.

— Que je voudrais la voir !

— Ah ! par exemple ! exclama-t-il d’un air scandalisé, qui amena des larmes dans les yeux de Fauvette.

— Tu m’en crois indigne, je le vois bien, dit-elle.

— Ce n’est pas cela, c’est que tout bonnement la chose est impossible.

— Oh ! rassure-toi, je ne songeais pas à lui parler. Je dis que je voudrais la voir seulement, et mes yeux ne lui feraient pas de mal, car ils l’aimeraient à cause de toi.

Elle était devenue susceptible, à cause sa situation dépendante, dont elle souffrait ; de son côté, s’il l’aimait encore, il n’avait plus d’enthousiasme. Elle avait beaucoup pâli, maigri ; elle devenait triste, et sa jolie voix ne se faisait plus entendre. Cependant, après s’être froissés réciproquement quelque fois, ils revenaient à des retours d’affection et s’embrassaient tendrement. En cette circonstance, Fauvette fut un peu consolée de voir qu’Albert lui-même paraissait fort contrarié de cette visite de famille.

En effet, cela le dérangeait. Il n’avait pas trop d’espoir pour son examen de docteur, cela allait lui faire perdre un temps énorme, après tout, ce serait une raison à donner, s’il échouait, — mais encore, il ne savait pourquoi, l’introduction de sa famille et surtout de Marianne dans sa vie d’étudiant, lui déplaisait. Ils auraient bien pu attendre ! se disait-il. Et il ajoutait : Drôle d’idée de venir marier Emmeline à Paris !

Voici ce que lui mandait son père à ce sujet :

… « Notre voyage à Paris est décidé. Ces dames me tourmentaient un peu pour cela ; mais je n’y voyais pas d’utilité, quand une lettre de Mme Milhau nous a décidés, ta mère et moi. Il s’agit d’un mariage avantageux pour Emmeline : Comme nous ne voulons pas faire causer à Poitiers et qu’il faut se voir avant de s’engager, c’est nous qui nous déplaçons. Notre amie te mettra au fait. Naturellement ta sœur ne sait rien. Tout cela va un peu te déranger, car il va sans dire que nous ne pourrons pas nous passer de toi pour cicerone ou pour compagnon ; mais je suppose que tu as assez mis le temps à profit cette année pour qu’une quinzaine de plus ou de moins ne le fasse pas tort. Nous te laissons d’ailleurs les matinées. Travaille plus fort en attendant… »

Suivaient des lettres d’Emmeline et de Marianne, exprimant la joie de voir Paris et de revoir Albert. Elles arrivaient à la fin de juillet, et la saison était assez mal choisie ; mais il y avait encore des spectacles et l’on tenait surtout à voir la ville, ses musées et ses monuments. Enfin l’on n’avait pu décider plus tôt le docteur, trop occupé.

Albert alla aux renseignements chez Mme Milhau, et la bonne dame avec enthousiasme se mit à lui expliquer son projet. Il s’agissait d’un parent à eux, un homme riche, qui avait mené jusque là une vie fort légère, et que plus d’une fois Mme Milhau avait essayé de marier ; mais cela n’avait pas été possible. On se désolait de le voir continuer à dissiper sa fortune et sa santé dans les plaisirs, après l’âge où les autres hommes se rangent. Ce n’est pas qu’il fût âgé, il avait à peine quarante ans ; mais enfin il était temps de laisser la les coquines qui le grugeaient et d’épouser une jeune fille chaste, aimable et raisonnable, pour se faire un intérieur.

En ce moment, M. Beaujeu était dans les griffes d’une femme qui n’était plus jeune ni même belle, à ce que disait M. Milhau, qui l’avait vue, et pourtant — on ne comprend pas l’empire de ces femmes-là ! — elle le menait à la baguette et lui rendait la vie impossible. C’étaient des fantaisies extravagantes et des scènes parfois de jalousie !… Dans un de ces moments-là, il était venu dire à sa cousine : Cette fois, j’en ai assez ; mariez-moi. Il faut que cela finisse ! » Mme Millau alors avait pensé à cette chère Emmeline, qui serait une petite femme charmante pour son cousin. On ne faisait pas les choses à la légère. M. Milhau connaissait le chiffre des dettes, et il restait deux cent mille francs bien intacts. Avec cela, M. Beaujeu, qui avait de belles connaissances, se décidait à accepter une place de sous-préfet, qu’on lui avait offerte plusieurs fois. Il serait préfet quelque jour ! C’était donc un magnifique parti pour Emmeline. Dans les dispositions où il était, il ne regardait pas à épouser une femme moins riche que lui. M. et Mme Milhau lui avaient tout dit, la famille lui plaisait ; il demandait seulement à voir la jeune personne avant de s’engager ; on ne craignait pas cette épreuve. Emmeline est si bien !… On était sûr qu’elle plairait. Alors, avant de faire la demande en mariage, M. Beaujeu enverrait un congé formel à Mlle Marina.

— Car nous avons tout prévu, vous pensez bien, pour le bonheur d’Emmeline : c’est M. Milhau qui se charge lui-même de porter le congé. Les fiancés n’auront donc plus qu’à être heureux ; tout peut être fait d’ici un mois, et nous aurons, j’en suis certaine, arrangé là un excellent mariage pour votre sœur comme pour notre parent.

Albert crut devoir remercier Mme Milhau, et s’en revint cependant un peu offusqué des quarante ans du prétendu. Quelque chose encore le gênait dans la Marina, mais on conviendra que sur ce point ses susceptibilités ne pouvaient être bien vives. Faire passer