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rent tous les quatre assis près d’un feu que la fraîcheur de la soirée rendait agréable, et tandis que le docteur trempait des biscuits dans un demi-verre de malaga, Mme Brou laissa-t-elle échapper les pensées qui l’étouffaient :

— En vérité, s’écria-t-elle, en fais-tu des frais pour cette petite, jusqu’à lui donner la chambre bleue !

— Il faut, en effet, de grands soins, répondit le docteur, pour lui rendre la vie supportable d’abord, puis agréable. Cette jeune fille est au désespoir de la mort de son père, qu’elle aimait uniquement. Je suis blasé sur bien des douleurs ; mais celle-ci, quoique presque silencieuse, est navrante. Il paraît que malgré la longue maladie de son père, elle ne s’attendait pas à ce coup. Ce pauvre Aimont ! Je regrette bien de n’avoir pu du moins lui serrer la main. Il était adoré là-bas. Trois villages sont venus à son enterrement. En me voyant emmener Marianne, plusieurs de ces braves gens pleuraient et m’ont fait promettre de la rendre bien heureuse. C’était fort touchant.

— Cela fait l’éloge du père et de la fille, dit Mme Brou, et certainement nous agirons de notre mieux… C’est une douleur très-respectable. Pauvre petite ! Cependant je lui ai donné la chambre bleue pour ne pas te fâcher, puisque tu me l’avais mandé par dépêche ; mais on ne pourra pourtant pas la lui laisser. D’abord ça l’abîmerait ; puis, s’il nous venait quelqu’un d’important…

— Il ne nous viendra personne qui ait plus de droit à nos soins et à nos égards, répondit le docteur d’un ton sévère ; Marianne gardera la chambre bleue. Je serais désolé qu’elle pût trouver ici la moindre restriction au désir de lui être agréable. J’ai pris vis-à-vis d’elle un engagement sacré, et… il sera rempli. Il faut qu’elle se trouve heureuse au milieu de nous ; d’ailleurs…

Le docteur toussa comme pour chercher ses expressions, tandis que sa femme, à demi suffoquée, répliquait :

— Eh bien ! est-ce que nous allons devenir ses humbles serviteurs ?

— D’ailleurs, reprit-il, c’est notre devoir à tous les points de vue. Aimont a parfaitement fait les choses. Il a fixé lui-même la pension de sa fille à 5, 000 fr., et m’a laissé en don ses chevaux, sa voiture, un fort beau cabinet d’histoire naturelle, et un diamant d’une grande valeur.

En même temps, posant son verre sur la cheminée, il découvrit sa main gauche, restée gantée jusque là, et montra un brillant d’une belle grosseur, plein de feux. À l’instant, tous les visages changèrent et prirent l’expression d’une admiration respectueuse. Emmeline joignait les mains en répétant :

— Que c’est beau !

— Des chevaux ! s’écria le jeune homme.

— Une belle voiture ? demanda Mme Brou. Mais alors ce sont donc des gens très-riches ? ajouta-t-elle d’une voix émue.

— Ma pupille, dit le docteur avec une certaine fierté, hérite au bas mot de 400, 000 fr. ; car il y a des terres susceptibles d’amélioration, et l’héritage de sa tante complétera le demi-million.

— Ah !…

— Ah !…

— Ah !…

— C’est fort beau ! Alors je conçois… dit Mme Brou. Pauvre chère enfant ! Certainement nous ferons notre possible pour la rendre heureuse. Je veux qu’elle se plaise avec nous, qu’elle nous aime…

Elle regarda son fils.

— J’espère, reprit le docteur, que nous y travaillerons tous.

Il se tournait, en disant cela, du côté de ses enfants, mais appuya particulièrement son regard sur Albert.

— Certainement, répondirent-ils l’un et l’autre.

— Comment la trouves-tu ? demanda Emmeline à son frère.

— Moi, je ne l’ai pas vue ; j’ai seulement aperçu quelque chose de blanc dans un tas de draperies noires.

— Elle est fort jolie, dit le docteur.

Il s’étendit ensuite sur les détails de son voyage et de son séjour à Trégarvan, et cette conversation, pleine d’intérêt pour tous, ne cessa que vers minuit.



II

Le lendemain matin, vers onze heures, Mme  et Mlle Brou frappaient discrètement à la porte de Marianne. Celle-ci vint ouvrir tout de suite, comme une personne levée depuis longtemps. Ces dames, lui souhaitèrent le bonjour en l’embrassant et l’accablèrent de questions sur la manière dont elle avait passé la nuit, si elle se trouvait bien couchée, si rien ne lui avait manqué, etc.

— Nous pourrions oublier quelque chose, mais ce ne serait pas mauvaise volonté ; ah ! bien au contraire !… Il faut vous considérer ici comme chez vous et commander ce qu’il vous faut. Avez-vous trouvé bon votre chocolat ? C’est du chocolat à l’osmazôme que le docteur a ordonné pour vous, comme plus fortifiant. L’avez-vous trouvé bon ? J’espère que Louison ne vous a pas réveillée ? Je lui avais recommandé de frapper très-doucement. Et comment vous êtes-vous habillée toute seule ? Cela n’est pas raisonnable. Il