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retranchant sur sa nourriture, déjà insuffisante, et elle avait ainsi profondément affaibli ses forces. Mais une autre cause, encore plus active, était venue miner la santé de Fauvette et la jeter dans cet état de faiblesse et d’irritation nerveuse où le moindre accident peut déterminer un désordre grave. Elle avait peu à peu senti décroître l’enthousiasme d’Albert ; les visites de son amant étaient devenues moins fréquentes ; il était parfois distrait près d’elle, et quand, impatiente de le voir enfin, elle montait chez lui, l’étude, qui autrefois à sa vue s’envolait à tire d’ailes, comme un oiseau farouche, tenait bon maintenant et lui disputait ces regards qu’elle venait chercher, ce front qu’elle voulait couvrir de baisers. Une fois même, ennuyé d’être dérangé, il avait dit à Fauvette : « Laisse-moi donc tranquille ! »

À cela elle n’avait rien répliqué, la pauvre enfant. Elle était tout de suite descendue ; puis, remontée dans sa chambrette, elle était tombée sur une chaise en sanglottant, et avait passé le reste du jour à pleurer, sans plus s’inquiéter de l’ouvrage. Qu’avait-elle besoin de vivre, si Albert ne l’aimait plus ?

Le lendemain, il avait vu ses yeux rougis, sa feinte froideur, sa douleur amère, et l’avait consolée par de vives caresses et par de nouveaux serments, en alléguant une excellente raison, l’époque des examens, le besoin de faire sa thèse, Fauvette avait accepté cette excuse et s’était rassérénée pendant quelques jours ; mais d’autres symptômes, ou plutôt les mêmes qui persistaient, étaient venus lui rendre son chagrin, son cruel doute, Pourquoi n’aimait-il plus leurs promenades solitaires dans les bois autour de Paris, qui l’énivraient tout d’abord ? Maintenant il préférait les promenades en commun, à deux ou trois couples ou davantage. On allait où va la foule, dans les fêtes champêtres des environs ; on riait bruyamment avec des étrangers, au lieu de s’aimer à deux en silence. Au lieu de se contempler l’un l’autre, on allait voir quelque chose, qui pour elle n’importait en rien, car ses yeux, comme son esprit, comme sa vie, tout cela était renfermé dans son amour. Il avait fallu qu’elle, l’ouvrière laborieuse et rangée qui n’avait à se reprocher que l’abandon de sa jeunesse et un amour sincère, consentit à se mêler à ces femmes qui cherchent un entreteneur dans leur amant. Ce n’est pas qu’elle s’indignât de leur compagnie, — les filles du peuple, élevées comme elle dans les hasards de la misère, n’ont pas de ces morgues, — non ; mais elle en souffrait, parce que la nature de ces femmes était contraire à la sienne, qu’elle rougissait de leurs propos ou ne les comprenait pas. Et puis, dans ces parties, Albert était aux autres bien plus qu’à son amante ; ce bienheureux jour du dimanche, ce jour de son culte à elle, on le lui prenait, ou plutôt Albert volontairement le lui retirait, pour le donner à ses amis, et c’était là pour Fauvette le trait empoisonné qui lui dévorait le cœur et servait de thème aux plus désolantes pensées, Albert n’était plus le même, il l’aimait moins ; peut-être un jour ne l’aimerait-il plus du tout !

L’aiguille alors tremblait dans les doigts de Fauvette ; ses yeux voilés de larmes ne distinguaient plus les fils de l’étoffe, et de plus en plus sa mémoire impitoyable lui rappelait mille preuves du changement d’Albert ; elle avait des crises de larmes, de désespoir, et tombait ensuite dans une atonie profonde, les yeux fixés sur l’abime où elle se sentait entraînée.

Il faut dire qu’Albert la rassurait mal. Il s’occupait en effet de passer sa thèse, comme il l’avait promis à Marianne, à son père, qui espéraient cette année le voir revenir docteur. Mais il avait perdu bien du temps, il sentait qu’il était peu fort et craignait beaucoup un échec. Cela le rendait soucieux et irritable, Puis l’étude le fatiguait, parce qu’elle l’ennuyait. C’est pourquoi il avait besoin de bruit et de mouvement pour se délasser et se distraire, et non des doux entretiens d’amour que regrettait Fauvette. Pour lui, le temps en était passé. Un amour auquel manque la foi en lui-même, qui vit l’œil fixé sur le point où il finira, ne peut se nourrir de longues contemplations ; toute sa sauveur est contenue dans l’émotion des premières faveurs, dans la nouveauté des impressions, dans la difficulté vaincue. Tout le reste, la pénétration intime des deux êtres, les longs projets, les éternels serments, tout ce que recherchait Fauvette enfin, c’était pour lui des mensonges, et c’est une fatigue et une répugnance que de mentir.

Au retour des courses de la Marche, où ils étaient allés en char-à-bancs avec Marie et son amant, un étudiant berrichon, Lacasse, Carline et Mérut, Laboblère et une jeune échevelée qui se faisait appeler Ninon, Fauvette fut prise d’un étourdissement. On l’en plaisanta fort, d’autant qu’elle n’avait pu manger au diner, Albert fronça lès sourcils et se montra de méchante humeur, de telles plaisanteries étaient loin de lui plaire. Il ramena sa maitresse chez elle, et lui dit bonsoir assez froidement, en sorte que Fauvette s’abstint de se plaindre. Elle souffrait cependant beaucoup. La nuit elle eut la fièvre, et le lendemain, vers 11 heures, quand Albert, s’apercevant enfin que la fenêtre de la mansarde était restée fermée, vint la voir, il la trouva au lit, en proie au délire, et tout à fait malade.

Ne se fiant pas à lui-même, le jeune