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la jeune personne en question désirait tant faire votre connaissance…

Il venait de réfléchir et de se dire : Après tout, je ne puis l’éviter ; il sait qu’il en existe une. Celle-ci ou une autre, qu’importe ?

— Vraiment, répondit Pierre étonné, et pourquoi cela ?

— Pour votre discours de l’autre jour, qui a mis le feu à bien des têtes. Grâce à votre thèse de l’amour fidèle, toutes les pécheresses du quartier Latin voudraient être relevées par vous, sauf à retomber ensuite. J’en excepte pourtant celle dont je parlais tout à l’heure, ajouta-t-il, non sans émotion ; car c’est une personne fort décente et qui n’est très-attachée.

Pierre ne répondit pas sa physionomie avait pris une expression de tristesse embarrassée, qu’Albert comprit sans doute ; car le même embarras le gagna. Oui, celui qui avait vu Marianne au bras d’Albert et qui la savait sa fiancée, qui la respectait et l’admirait, ne pouvait accueillir légèrement une pareille confidence.

Albert rentra chez lui et s’assit à sa table pour travailler. Mais il n’était pas en train, pas du tout une foule de pensées importunes, que la présence de Pierre avait éveillées, le tarabustaient ; il éprouvait un profond malaise. Comme tous les caractères peu accusés, Albert subissait extrêmement l’influence du milieu, des êtres qui l’entouraient. Pierre venait de lui rappeler, de replacer en quelque sorte sous, ses yeux le pays, la famille, l’engagement d’honneur qui le liait à Marianne, tout ce qu’il oubliait au loin si facilement. Il se retrouvait en pensée dans la chambre d’Henriette, avec Marianne et Pierre ; il revoyait la douleur et l’indignation de sa fiancée, que Pierre partageait. Ah ! que ce témoin était importun ! Et qu’il en eût mieux aimé un autre !… Il est vrai qu’un autre l’empêcherait probablement de travailler, tandis que Pierre l’aiderait plutôt… au besoin. Et puis, ne savait-il pas que tous, ou presque tous… excepté lui, Pierre, peut-être et encore, qui sait ?

Ne pouvant l’éloigner, il éprouva d’instinct le besoin de le séduire et se montra plein de prévenance pour lui. Dès le lendemain, deux amis étant dans sa chambre, il leur offrit du malaga et des liqueurs dont sa mère lui envoyait une provision de temps en temps, et frappa aussitôt à la porte de son voisin. Pierre était dans sa chambre, il répondit, Albert : écarta la commode, tira le verrou, qui, fermait la porte de son côté ; la serrure tenait à peine, elle céda, et une communication facile et rapide se trouva établie entre les deux chambres. Toutefois Albert se garda bien d’incommoder son camarade, qu’il savait un travailleur acharné ; il sut être fraternel et agréable sans importunité.

Un jour que la porte de communication était ouverte, Albert, de sa fenêtre, fit signe à Fauvette de venir, et quand elle fut là, sans préambule, il lui présenta Pierre Démier. Fauvelle rougit, balbutia, sourit et serra la main de Pierre avec des larmes dans les yeux.

Petite sorcière, se disait Albert, en la regardant. S’il ne comprend pas mon excuse !… Il oubliait que la vue de cette charmante fille et l’amitié que Pierre conçut bientôt pour elle ne pouvaient, pour un jugement sérieux, qu’augmenter ses torts, au lieu de les atténuer. Il était traître deux fois.

Pierre, n’était pas un puritain, du moins dans ses allures. Il passait, calme en apparence et silencieux, au milieu de ses compagnons dissolus, recherchant de préférence, les plus sérieux, mais ne fuyant pas les autres, ne s’écartant que de leurs plaisirs. Comme il vivait retiré, on le remarquait à peine et on l’estimait comme intelligence ; sans se préoccuper de sa vie intime, le laissant dans l’ombre où il s’enfonçait lui-même. Son discours sur la fosse de Louisa et de Paul Théry avait été une explosion, de ses sentiments et de ses opinions, à laquelle on ne s’attendait pas ; mais, comme il avait révélé en même temps, un certain talent de parole, on avait discuté, blâme ou approuvé les idées, sans jeter de ridicule sur l’homme. Nul d’ailleurs n’avait rien contre lui, il n’était pas gênant et il était serviable ; plus d’un lui devait d’excellentes explications, et des prêts de livres ou de cahiers.

Chacun des camarades d’Albert accueillait donc Pierre sans hostilité, même avec plaisir. Mais, tout en acceptant la camaraderie créée par le voisinage, Pierre sut la maintenir dans des limites étroites. Il dit simplement à Albert :

— Quand je ne répondrai pas, ne m’appelez pas deux fois, à moins que vous n’ayez besoin de moi.

Pour Fauvette, qui venait d’ailleurs assez rarement chez Albert, le jeune Démier la vit plus rarement encore, et il fallut une circonstance particulière pour déterminer entrer eux quelque intimité.

Cette circonstance fut une maladie de Fauvette.

Elle eut lieu au commencement de juillet, environ trois mois après l’époque où la jeune ouvrière était devenue la maîtresse d’Albert. On l’a vue s’épuiser de travail et prendre sur son sommeil pour regagner les heures qu’Albert lui faisait perdre. Malgré ses efforts, elle ne pouvait aboutir à payer sa chambre qu’en