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folles vanités qui voulaient rompre ce lien, n’ont pu que briser leur vie. Eux-mêmes, quelque peu atteints de ces préjugés ou du moins intimidés par eux, ne comprenaient : pas toute la sainteté de leur amour ; ils en ont éprouvé la force. De loin, ils semblaient résignés à leur séparation ; de près, ils n’ont pu la supporter. Les forces de notre nature ont, heureusement pour nous, plus de stabilité que celles de notre esprit ; celles-là nous crient le vrai, quand celles-ci l’abjurent. Oui, je dis heureusement, car je trouve ces époux plus grands et plus heureux dans leur tombe qu’ils ne l’eussent été dans leur parjure, vivant de cette vie froide, légère et fausse, plus vide que la mort, qui est non pas même l’oubli de la justice et du vrai dans les rapports humains, mais l’incapacité de les sentir et de les comprendre. Louisa Chélin, Paul Thery, adieu, mes amis, et merci pour tous ! Votre vie a été belle, car vous avez profondément aimé ; votre mort a été peut-être plus belle encore, plus féconde, puisqu’en face de ce monde simple pour la vraie religion humaine, vous avez affirmé l’amour, et que, ne fût-ce qu’un moment, au milieu de nos immondices, dans les cœurs les plus éteints vous avez fait jaillir l’étincelle. »

Il cessa de parler, plein d’émotion ; mais il avait excité dans la foule des impressions qui se traduisirent aussitôt par des exclamations, des sanglots, des mouvements spontanés. Deux femmes s’élancèrent vers l’orateur, et l’une d’elles vint tomber presque à ses genoux en tendant ses bras vers la fosse. Un instant, la plupart des cocottes se trouvèrent changées en Madeleines, et beaucoup de ces dissolus d’habitude et d’opinion furent occupés à contraindre leur attendrissement pour n’avoir pas l’air de bêtas. On vit Radou passer la main sur ses yeux, et Labobière lui-même eut besoin de mordre sa moustache pendant cinq minutes avant de retrouver l’air dégagé qui devait accompagner ces mots :

— En voilà-t-il des blagues sentimentales !

— C’est de l’occidental tout pur, lui répondit le Russe.

Mais ils furent à peu près les seuls qui protestèrent, toute l’assistance s’écoula pleurante ou recueillie ; il y eut même le soir moins de bruit dans les cafés et les orgies ne recommencèrent que le lendemain.

Fauvette, après le discours, était restée à sa place ; elle n’avait pas fait de démonstrations, mais, chancelante d’émotion, baignée de larmes, elle serrait le bras d’Albert.

— Dis-moi le nom de celui qui a parlé ? demanda-t-elle, aussitôt que sa voix put se faire entendre à l’oreille de son amant.

— Pierre Démier ! répondit-il.

— Ah ! qu’il est noble ! Tu le connais ? Pourquoi n’est-il pas ton ami ? Je veux qu’il le soit et je veux aussi le connaitre.

Comme ils suivaient ensemble, au retour, les allées du cimetière, ils se trouvèrent à marcher côte à côte d’une femme longue et maigre, enveloppée d’un vieux châle à palmes, sur une robe à falbalas de couleur claire, et coiffée d’un chapeau rosé qu’elle avait recouvert, soit pour dissimuler son peu de fraicheur ou pour atténuer cette couleur trop peu funèbre pour la circonstance, par une voilette noire en lambeaux. Le tort de cet arrangement était de laisser voir son visage, fané, tanné, jauni, et, qui pis est, empâté de rouge et de blanc, sur lequel des larmes avaient tracé des sillons d’un aspect bizarre. La personne qui portait ainsi les marques éclatantes de sa sensibilité ne paraissait pas se douter de l’effet grotesque qu’elle produisait, et ce fut d’un ton très-sérieux et très-pénétré que voyant pleurer Fauvette, elle lui adressa quelques mots sur le sujet commun de leur émotion. Fauvette y répondit poliment, et la vieille cocotte s’adressant alors à Albert :

— Vous êtes M. Brou, n’est-ce pas, de Poitiers ?

— Oui. madame.

— Ah ! j’ai connu votre père, jeune homme. C’était comme vous un bien beau garçon, aimable et léger… trop léger ; car, s’il s’était mieux inspiré des sentiments de ces pauvres défunts et qu’a si bien exprimés ce jeune homme tout à l’heure… c’est un jeune homme bien remarquable, vraiment…

— Dis donc, Florentine, dit Radou en passant près de cette femme, toi aussi, tu as pleuré, ma vieille ? Mais ça paraît trop, je t’en préviens.

Florentine rougit sous cette apostrophe et parut très-confuse.

— Comme il est grossier, ce Radou. Voilà ce que c’est : j’étais si affectée de la mort de ces deux jeunes gens, que j’en étais toute pâle. Alors je me suis dit : Il ne faut pourtant pas faire peur aux autres ; on me croirait malade, et j’ai mis un peu de rouge, voilà. Est-ce que cela paraît beaucoup, madame ? poursuivit-elle en s’adressant a Fauvette.

— Non, pas trop, répondit celle-ci.

Malheureusement l’assertion était plus obligeante que vraie, comme le prouvaient les coups d’œil et les exclamations que la pauvre Florentine recueillait sur son passage. À la sortie du cimetière, ce fut bien pis. Des gamins, postés là, éclatèrent de rire en la voyant et s’attroupèrent autour d’elle. Albert était prêt à se débarrasser, n’importe comment, de cette fâcheuse qui s’obstinait à les suivre, quand Fauvette, émue de pitié, lui dit à l’oreille :