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gent et paraissait raisonnable ? On n’a pas tort de dire que l’amour est une maladie.

— Une maladie s’écria Fauvette avec explosion.

— Vous voyez bien qu’on en meurt. Ils se sont monté la tête l’un et l’autre. Et voilà ce que c’est que la fidélité. Du diable si je me tue jamais pour une femme !

— Soyez tranquille ! dit Fauvette exaspérée.

— Pourquoi cela, mademoiselle ?

— Aucune femme ne se tuera non plus pour vous.

— Mais j’en serais désolé. Je ne demande à l’amour que de la joie. Il n’est fait que pour cela, et non pas pour les effets tragiques. Retenez bien cela, mademoiselle Fauvette, vous qui avez bec et ongles : ce que je ne savais pas.

Ils sortaient, quand Fauvette rappela Albert :

— Je te verrai ce soir, dis. Veux-tu que j’aille chez eux ? Je ne les connaissais pas, mais je les aime, comme s’ils étaient mon frère et ma sœur. Je ne voudrais pas qu’il y eut près d’eux des êtres comme ce Labobière. Ils ont besoin qu’on pleure sur eux. Je veux y aller. Dis-moi où c’est.

Il lui donna l’adresse, et elle y courut aussitôt, tandis qu’Albert et Labobière allaient s’entendre avec leurs camarades. Malgré tout, ces sceptiques voulurent et obtinrent des parents de Théry, que Louisa ne fût point séparée de son amant, et le lendemain un long cortège panaché de toilettes un peu voyantes et de tournures assez excentriques, mais grave et recueilli, suivait au cimetière Montparnasse les deux cercueils. On voyait là des femmes en toilette tapageuse et fripée, qui de temps en temps portaient leurs mouchoirs à leurs yeux. Radou, reconnaissable à son chapeau montagnard et à son ample gilet, y marchait en silence, près de Stephan Basilowitch ; Mérut y avait amené Carline, et Nestor Miletin, le chapeau en arrière, poussant à la marche ses bras et ses jambes, y portait sur son visage de cire une sorte d’hébétement de deuil. Beaucoup regardaient en chuchottant une dame en robe de soie noire, manteau de dentelle, chapeau de tulle noir relevé d’une plume blanche, dont l’élégance de bon goût contrastait avec la friperie de la plupart de ces autres dames. C’était Marina, plus fraîche maintenant et toujours belle, au bras d’un homme élégant. Tout le quartier Latin enfin était là, plus quelques bourgeois et bourgeoises, amis ou voisins du pauvre Théry et de sa femme, et deux professeurs qui regrettaient en leur élève un homme d’avenir. En avant marchait, accompagné d’un autre parent, le père, écrasé sous la responsabilité de ce double suicide.

Arrivée au cimetière, la foule se rangea autour de la tombe. Il n’y avait pas de prêtres : les dernières volontés de Paul Théry les repoussaient, et l’Église, à moins de bonnes raisons officielles ou financières, n’accorde point ses prières aux suicidés. L’absence de toute consécration, de tout adieu, fut pénible aux assistants.

« Il faut prononcer quelques mots, dirent à la fois plusieurs voix ; on ne peut pas s’en aller ainsi. »

Deux jeunes gens alors sortirent en même temps de la foule et se rencontrèrent sur le bord de la fosse, il y eut entre eux un court débat de politesse ; puis l’un d’eux, qui, dit-on, était l’ami intime de Théry, prit la parole. Il fit l’histoire de son ami, parla de son caractère, de ses vertus, de sa rare intelligence, de l’affection qu’il inspirait, et finit par une allusion courte et rapide à la passion si profonde et si fatale qui avait tranché subitement cette noble existence.

Alors le second des deux jeunes gens prit la parole à son tour :

« Le devoir pieux que nous sommes venus remplir ici, dit-il, ne serait pas complet si, en face de ces deux cercueils, nous n’avions de paroles et de regrets que pour un seul, quand notre ami a prouvé si éloquemment que dans celle qui repose à côté de lui était la plus grande part de sa vie. Tous ceux d’ailleurs, qui étaient les amis de Théry étaient ceux de Louisa, et nous avons pu apprécier, et nous devons dire à ceux qui ne l’ont pas connue quelle était cette jeune femme, loin de laquelle la vie à paru à Théry plus dure que la mort.

» Elle-mème elle l’aimait comme on respire, elle avait tout quitté pour lui : sa famille, son pays, ses amis, et lui avait tout sacrifié : l’estime publique, la sécurité, l’avenir d’épouse et de mère. Elle avait donné, je le lui ai entendu dire à elle-même, sa vie entière pour trois ans d’amour, et jamais, dans ses paroles, rien ne témoigna que sa pensée allât au delà de ce terme ; elle ne s’inquiétait plus d’elle après cela. Tout dans ses actions et dans sa physionomie, révélait la puissance de cet amour unique ; mais Louisa n’en était pas moins bonne pour tous, et tout malheur, toute misère, la trouvaient sensible, active, dévouée ; les amis de Théry étaient aussi les siens, non pas d’une façon banale et superficielle, mais d’un vrai sentiment, qu’appuyaient au besoin les actes.

Jamais épouse ne fut plus respectable et plus respectée ; et que lui manquait-il pour l’être en effet ? Rien, en vérité, rien, si l’opinion enfantine des hommes ne mettait pas encore le mot au-dessus de l’être, et ne prenait pas la formule pour l’essence des choses. Elle était la femme, la vraie, la légitime épouse de Théry. Les préjugés stupides, les