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plus triste vraiment que s’il était mort, parce qu’elle a trop d’amertume en pensant à lui.

— Quand je songe qu’il va se marier, me disait-elle hier encore, est-ce que j’ai du cœur à lui rester fidèle ? ça ne serait toujours pas pour lui.

— Vois-tu Albert, Marie finira par en prendre un autre ; Il me semble déjà voir ça par bien des petites choses, et ça me fait tant de peine d’y songer.

— Et pourquoi cela, petite Fauvette ? ça ne te regarde pas.

— Oh non ; pourtant… Parce que, vois-tu, un seul qu’on aime bien, ou plusieurs, ça n’est plus la même chose. Où va-t-on ainsi ? Elle deviendra donc comme ces autres qui font les crânes et qui disent tant de bêtises, et changent d’amants plus souvent que de chambre, à ce qu’il paraît. Je me suis trouvée une fois dans une société comme ça, moi ; ça m’a fait trop de honte. Ah ! je croyais bien alors !… Mais moi ce n’est pas la même chose ; je t’aime et je n’aime que toi. On sait bien qu’avec tes parents, nous ne pouvons pas nous marier ; mais c’est comme si nous l’étions, N’est-ce pas, Albert ? et nous nous aimerons toujours ?

— Toujours répétait-il, toujours ! en appliquant chaque fois un baiser sur les lèvres roses de sa jolie maîtresse.

— Et puis, je veux toujours gagner ma vie, moi, reprenait-elle à mi-voix, comme se parlant à elle-même.

Elle avait en effet, la pauvre fille, entrepris de se suffire à elle-même comme auparavant. Ce n’était pas facile, Albert lui prenant et lui gaspillant son temps, ce que d’ailleurs elle ne songeait pas à regretter. En voyant une nuit la fenêtre encore éclairée à une heure du matin, il s’aperçut qu’elle passait la moitié des nuits au travail et l’en gronda vivement. Elle allégua de l’ouvrage pressé, la nécessité de conserver ses pratiques.

— Je vois que tu te réserves de me quitter quelque jour, dit-il en riant.

Elle se jeta dans ses bras en poussant un petit cri :

— Tais-toi ! tais-toi ! on ne dit pas ces choses-là.

— Mais alors…

Il s’arrêta, honteux d’insister ainsi ; car, au fond, il savait bien qu’elle avait raison, que c’était prudent.

— Ce n’est pas cela, reprit-elle je ne te quitterai jamais, tu le sais bien, et si, toi, tu étais capable de m’abandonner… Après cela, je n’aurais besoin de penser à rien. Non, mais seulement j’aime mieux que ce soit ainsi.

— Et moi, je ne veux pas que tu te brûles le sang à travailler les nuits, au lieu de dormir. Voici de l’argent ; un peu plus tard, je t’en donnerai d’autre…

Fauvette repoussa l’argent. Il insista. Elle se mit à pleurer.

— Non, je ne veux pas. C’est mon idée.

Albert ne put vaincre son obstination, et, bien qu’il en fût contrarié, il oublia d’approfondir l’impossibilité de la tâche que s’imposait la jeune ouvrière. Il avait d’ailleurs pour habitude d’être toujours à court d’argent. Seulement il usa de son crédit, dans le magasin de nouveautés dont il était débiteur, pour obliger sa maitresse à accepter des cadeaux de toilette : une robe de sois légère, un mantelet, un chapeau. C’est qu’ils allaient le dimanche se promener hors Paris, et il avait besoin de la voir élégante et jolie, attirer à son bras l’attention de tous, l’envie de plusieurs. Dans les premiers temps, cependant ils ne cherchaient que la solitude. On les voyait, dans les bois de Meudon ou de Saint-Cloud, passer vite le long des allées fréquentées et s’enfoncer dans les bosquets les plus solitaires. Là ils marchaient, serrés l’un contre l’autre, en se becquetant comme des colombes ; ils causaient, ils riaient. Fauvette, enivrée par le grand air, par l’odeur des aubépines et des muguets, par tous les charmes de la grande nature, défiait de sa voix agile et mélodieuse les pinsons, les linottes et les merles du bois, ou entamait un duo avec la chanteuse ailée dont elle portait le nom. C’était un charme de la voir trotter, vive et sautillante, sous le bois, au travers des ombres et des rayons tremblants, se baisser et se relever, et rentrer dans l’allée chargée de fleurs. Quand ils étaient bien las, ils s’asseyaient sur quelque talus de mousse, Albert passait le bras autour de la taille de Fauvette, elle appuyait la tête sur l’épaule de son amant, et ils se taisaient dans un repos plein de charme ; puis recommençaient bientôt après à s’entretenir à demi-voix, se murmurant leur amour.

— Chère petite disait Albert, que tu es charmante et bonne ! que je t’aime ! Qu’y a-t-il au monde de plus doux et de plus joli que toi ? Tu es une harmonie vivante, ma fauvette. Tu me rends la poésie que l’académie de médecine, le café, les cocottes et les camarades avaient mise en fuite. Comme tu enchantes la vie ! comme on est bien avec toi !

Elle souriait, le sein palpitant, le cœur gonflé de ces douces paroles, et, jalouse de recevoir de lui plus qu’elle ne lui donnait :

— Et moi, disait-elle, ne vois-tu pas que ma vie avec toi ressemble à l’autre comme ce beau rayon qui se joue là, devant nous, ressemble à ce morceau de bois mort qui est à mes pieds ? Tu ne sauras jamais, toi qui étudiais, qui voyais toujours du monde, combien j’étais seule dans ma chambrette, à coudre, toujours coudre, sans voir âme qui vive,