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voir ; tantôt elle palissait, frémissait, lui disant avec prière :

— Oh ! mais est-ce bien vrai ? sera-ce possible, dis ? Ne me trompe pas ? Si c’était pour me quitter, il vaudrait mieux… Non, je ne veux pas que tu me trompes ! Si tu ne m’aimais pas… vraiment… ce serait bien mal ! Tu vois que je ne suis pas comme les autres, moi. Je ne puis pas aimer, comme elles font, pour s’amuser. Je pleure, moi aussi, tu vois. Si tu veux que je t’aime, ce sera pour toujours. Le veux-tu bien ?

Albert redoubla de protestations, de serments ; il se jeta aux genoux de Fauvette, lui jura qu’il était à elle pour la vie, qu’il n’aimerait jamais qu’elle au monde.

— Ah ! dit-elle en cachant dans ses mains son visage, pourras-tu me pardonner ?… Ce n’a peut-être pas été beaucoup de ma faute ; car alors j’étais si jeune, si ignorante et si sotte ! Mais c’est égal, j’en suis bien malheureuse, à présent surtout.

— Cher ange ! répondit-il en la serrant dans ses bras ; non, ce n’est pas ta fauté ! Pauvre, ignorante, abandonnée… Je t’ai vue, je te connais, ma Fauvette, et ta vertu courageuse vaut plus d’une couronne de fleurs d’oranger.

Il ne partit qu’au lendemain. Il était enivré de bonheur et d’enthousiasme, non pourtant sans une secrète gène au fond du cœur. Si son exaltation était vraie, sa parole était menteuse, et il se sentait comme écrasé par l’ardente sincérité de Fauvette. Il la trompait, elle qui se donnait toute à lui, qui venait de lui sacrifier sans marchander cet avenir de vie familiale, pure et paisible, qu’elle s’était plu à rêver. Dans quelle voie l’avait-il rejetée ? Que deviendrait-elle en apprenant que cet amour où elle avait mis toute son âme n’était aussi que pour s’amuser ? Mais ces pensées importunes, Albert ne voulait pas les entendre ; il eût d’ailleurs au besoin pour sa défense allégué l’excuse bien connue que les femmes ont besoin de serments, et que ce serait une imbécillité de ne pas leur donner ce qu’elles demandent pour couvrir décemment leur défaite, — ce qui peut être vrai dans certains cas. — Mais alors où retrouver la bonne foi humaine, si ce n’est dans le respect de l’amour ?

En descendant, Albert rencontra Emmanuel sur l’escalier. Après une cordiale poignée de main.

— Tu sais que je suis docteur ? dit Emmanuel.

— Je ne le savais pas, mais je t’en félicite vivement. À vrai dire, je ne l’aurais pas deviné, à la mine un peu triste.

Emmanuel haussa les épaules.

— Eh ! mon cher, c’est qu’il faut partir, laisser là cette pauvre Marie, qui m’aimait et que j’aimais… Elle ne fait que pleurer. Ne l’as-tu pas vue ?

— Non, pas encore.

— Ah ! tu viens de chez Fauvette. Tu as tort. Laisse donc cette pauvre fille ; elle est honnête et paisible, elle chante comme un oiseau… Laisse-la. Vois-tu, c’est une triste chose on a vécu ensemble, on a partagé les bons et les mauvais jours, on s’est aimé… et puis là, tout à coup, oui… c’est cruel et contre nature. Que va-t-elle devenir à présent ? J’ai mis dans sa pauvre vie plus d’aisance, de gaieté, de l’amour et du loisir… Elle s’est habituée à cela. Va-t-elle retourner à sa misère ? en aura-t-elle la force ? Non, sans doute. Je lui enverrai bien quelque chose de temps en temps d’abord, mais ça ne pourra pas continuer toujours. Je le voudrais, que je ne le pourrais pas, une fois marié surtout, car il va falloir que je me marie là-bas… C’est tout cela qui me rend triste… Laisse donc la pauvre Fauvette, va.

— Il est trop tard, dit Albert.

— Ah ! tant pis ! Tu sais, Paul Théry est aussi reçu. Il y a plus d’un an qu’il reculait de passer sa thèse… Ses parents l’y ont forcé à la fin. Il est donc reçu, et là aussi c’est une désolation encore bien plus grande. Je ne crois pas que Louisa supporte cette séparation. Théry, lui, ne dit rien ; mais il est d’un sombre !

Il soupira profondément, serra la main d’Albert, et dit encore en le regardant :

— Pauvre Fauvette !



XIII

Peu de jours après, Emmanuel partait, Marie restait veuve ; elle pleura beaucoup. À la fin du mois, elle alla habiter une petite mansarde près de celle de Fauvette, et elle disait à tous ses amis :

— Maintenant, je vais recommencer à tirer l’aiguille du matin au soir.

Ce qui renouvelait ses larmes.

Cependant elle avait perdu la moitié de sa clientèle, et surtout n’avait plus l’habitude de ce travail acharné, si triste et si fatigant. Fauvette lui passait de l’ouvrage et l’encourageait, mais sans beaucoup de succès, et parfois la pauvre enfant, saisie du chagrin de son amie, et peut-être agitée de vagues pressentiments, pleurait avec elle.

— Tu vois ce que c’est, disait-elle à Albert ; à présent, Marie n’a plus la tête au travail, elle ne fait que regretter et se dépiter. Elle aimait bien Emmanuel ; mais elle se dit qu’il ne pense déjà plus à elle, et elle n’a pas tort, puisqu’il a bien voulu la quitter. C’est