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sarde ! Il était si beau, si bon, et si fort, hélas ! de l’aveu qu’elle avait laissé échapper ! Et puis elle avait tant craint de ne pas le revoir, tout en se disant : « Cela vaudrait mieux. Mais non, tout son cœur protestait contre cette parole ; elle eût mieux aimé mourir, se perdre et le revoir…

— Ah ! dit-elle avec un grand soupir, en laissant retomber sur ses genoux ses deux mains qui la défendaient contre les baisers d’Albert, ah ! que cela est terrible de ne pouvoir s’empêcher d’aimer !

Alors il l’entoura de ses bras et devint tout à coup audacieux ; car il avait beau la trouver pure et charmante, il ne pouvait perdre cette idée, qu’avec une petite ouvrière les choses ne devaient pas trainer en longueur. Il se trompait, et il dut le reconnaître en la voyant le repousser et se lever, saisie d’une vive exaltation.

— Ah ! voilà pourquoi vous m’aimez ! s’écria-t-elle. Voilà… vous êtes venu ici pour me séduire, je le sais, je le vois bien. Les hommes sont comme ça… c’est une chose horrible ! Vous ne m’aimez pas, non ! Ah ! pourquoi me suis-je laissée aller ? pourquoi n’ai-je pu m’empêcher ?… Je m’étais bien dit pourtant que ça ne m’arriverait jamais. Et voilà… on à un cœur… et vous savez si bien, vous, parler d’amour ! Oui, mais pour aimer de vrai, pas plus que les autres. Qu’êtes-vous venu faire ici ? Allez, je le sais, me prendre, si vous pouvez, me garder le temps qu’il vous plaira, et me rejeter ensuite comme un vieux chiffon. Et pourtant vous croyiez que j’étais une fille honnête ! Eh bien ! non, je ne veux tromper personne, moi ! Je ne le suis pas ; j’ai été trompée à quinze ans, quand je ne savais seulement pas… par un homme de plus de trente ans, qui n’a rendue misérable comme les pierres. À la fin, je l’ai quitté et je me suis dit : Jamais, jamais, un homme ne m’aura plus ! On m’a privée d’être une femme honnête, je veux le redevenir, et peut-être qu’un jour il se trouvera un honnête homme, un bon homme, avec qui je pourrai élever des enfants, être une bonne mère de famille. Oui ! Et quand même ça ne serait pas, tant pis ! au moins je ne serai pas une malheureuse, comme celles que je vois, dont les hommes se font un jouet. Ah !… mais qu’êtes-vous venu faire ici, vous ?… Pourquoi vous êtes-vous acharné après moi comme ça… Je ne voulais pas vous voir, vous le savez bien… Et maintenant je ne le veux plus, je ne le veux plus du tout. Allez-vous en !…

Stupéfait de cette ardente colère, de l’état violent où il voyait pour la première fois cette douce créature, Albert priait et protestait, mais en vain.

— Non, je sais, répétait-elle. Je vois tout à présent, et je veux me sauver de vous. Laissez-moi ! Partez !

Dépité, désespéré, voyant qu’il fallait céder enfin, qu’il ne pouvait rester chez cette femme malgré elle, et qu’elle lui échappait sans doute pour toujours, il se dirigea vers la porte, et là, se tournant vers elle une dernière fois, l’irritation, la passion déçue, firent jaillir des larmes de ses yeux.

Il en était honteux, quand il entendit Fauvette tout à coup pousser un cri, la vit bondir et se sentit enlacé de ses bras, tandis que la bouche brûlante de la jeune fille pressait sa joue, et que ses larmes ruisselaient sur celles qu’il venait de verser.

— Tu pleures ! disait-elle d’une voix entrecoupée. Pauvre !… Oh ! cher Albert ! C’est moi qui te fais du mal ! Ah ! pardonne-moi ! Je t’aime ! Je ne veux pas que tu pleures. Viens ! viens ici !…

Elle le conduisit à une chaise, le fit asseoir, et s’assit près de lui, mais penchée vers lui, presque prosternée.

— Quoi ! tu pleurais ! Tu m’aimes donc vraiment ? tu souffrais donc bien ?… Oh ! je ne peux pas te voir pleurer !

— Fauvette ! si je t’aime ! Ah ! mille fois plus que je ne pourrais te le dire. Tu es plus qu’un ange ! tu es la meilleure des créatures… Je ne te connaissais pas. Oui, je mourrais de te quitter.

— Tu le crois ?

— J’en suis sûr. Jamais non, jamais ! Te quitter, toi…

— Hélas ! tu vois bien les autres. C’est impossible ! Marie pleure depuis quelque temps parce qu’Emmanuel va retourner chez ses parents ; c’est toujours ainsi. S’aimer, et puis se quitter, n’est-ce pas affreux ? Et dire que je ne puis pas te renvoyer ! Ah ! je voudrais être morte !

— Je ne le quitterai jamais, dit-il. Nous vivrons toujours ensemble. Tu seras plus que ma femme. Je resterai médecin à Paris.

— Vrai ? dit-elle en tressaillant de bonheur.

— Oui, je te le jure ! Penser à te quitter, je ne le pourrais seulement pas ! Pauvre petit ange ! Oh ! tu es divine !

— Tes parents voudront te marier à une demoiselle riche. C’est toujours comme ça, et dans ce temps-là peut-être…

— Ah ! tais-toi, je te dis que c’est impossible ; nous nous aimons pour l’éternité.

Elle l’écoutait avec ivresse, le regardait avec adoration, et, tantôt pleine de confiance et d’abandon, elle lui racontait ingénûment combien elle avait souffert pendant son absence, combien elle l’aimait, qu’elle n’avait plus un moment à ne pas rêver de lui, qu’elle ne pourrait supporter la vie sans le