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En Poitou, l’hospitalité est encore un dogme, et tout bon bourgeois a chez lui au moins une chambre d’ami. Il y en avait trois, au premier étage de la maison Brou, donnant sur le jardin, tandis que la chambre du docteur, et de sa femme, celle d’Emmeline qui lui était contiguë, et celle d’Albert, séparées des premières par un corridor, avaient vue sur la rue. Ces trois chambres avaient reçu, de la couleur des tentures, les noms de chambre bleue, chambre jaune et chambre blanche. Laquelle devait-on donner à Marianne ?

Mme Brou jugea que la chambre blanche était la plus convenable pour une jeune fille ; Emmeline objecta que c’était la moins belle et la plus petite ; que, d’après les instructions paternelles, la chambre jaune conviendrait mieux. Quant à la chambre bleue, c’était le sanctuaire des splendeurs hospitalières, réservé aux étrangers de distinction ; on en tenait les persiennes habituellement fermées et on ne l’ouvrait qu’à certains jours pour donner de l’air, Mme Brou présidant elle-même alors au soin de toutes choses…

La discussion fut longue et animée, chaque adversaire ayant une foule de raisons à faire valoir. Mais la prudence de Mme Brou à la fin l’emporta ; car, dit-elle, une fois qu’on l’aurait mise dans la chambre jaune, on ne pourrait pas la lui ôter pour lui donner une chambre plus petite, tandis qu’on pourra toujours lui donner mieux, s’il le faut. La chambre blanche fut donc époussetée, le lit pourvu de draps, la toilette de linge et de savon ; tout fut mis en ordre et l’on attendit le télégramme.

« Arriverons jeudi soir, neuf heures. Venez tous. Amenez voiture. Préparez chambre bleue.

Brou. »

— Préparer la chambre bleue ! s’écria Mme Brou, toute stupéfaite et presque indignée. Je ne sais ce que pense ton père. C’est donc une marquise que cette petite-là ?

Emmeline partageait l’étonnement de sa mère. On obéit toutefois, et ce fut avec une émotion pleine de curiosité que Mme Brou et ses deux enfants se rendirent à la gare à l’heure indiquée. On avait eu soin pour la circonstance de revêtir des robes noires, bien que le deuil d’un cousin si éloigné ne fût pas de rigueur. Albert avait fait mettre un crêpe à son chapeau. Emmeline était fort triste et avait même envie de pleurer. C’est que ce jour-là une idée subite l’avait saisie :

— Grand Dieu ! est-ce que le deuil de cette cousine va nous empêcher d’aller dans le monde cet hiver ?

— Je n’en sais rien, avait répondu Mme Brou. Nous consulterons ton père à cet égard.

On était alors au mois de novembre 186…

Le train arrive en grondant et en sifflant ; les voyageurs commencent à s’écouler, et parmi eux paraît M. Brou, conduisant une forme féminine revêtue d’un ample manteau noir, coiffée d’un chapeau rond entouré d’un voile, et qu’il présente à sa femme et à sa fille comme Mlle Marianne Aimont.

— Vous êtes sous le coup d’un grand malheur, ma chère enfant, lui dit Mme Brou, mais nous nous efforcerons de vous consoler et de vous prouver que vous avez encore une famille, qui fera tous ses efforts pour adoucir la perte irréparable que vous avez faite.

Ce petit discours débité tout d’une haleine, avec le haut sentiment du bien-dire et des convenances qui distinguait Mme Brou, une voix douce et brisée sortit de dessous le voile :

— Je vous remercie, madame, de tant de bonté.

— Voici ma fille ; j’espère qu’elle sera votre amie, dit ensuite M. Brou. Mon fils.

Une petite main, gantée de noir, serra tour à tour la main d’Emmeline et celle d’Albert ; puis, celui-ci ayant été chargé par son père de s’occuper des bagages, le docteur et les trois dames montèrent dans la voiture, qui, partie au grand trot, se mit bientôt au pas sur les pentes roides qui conduisent de la gare à la ville de Poitiers.

Ce fut à peine si pendant le trajet on entendit la voix de la jeune fille, malgré les efforts de Mme Brou pour soutenir la conversation.

Arrivée à la maison, les instances de son hôtesse ne purent la décider à rien prendre, malgré l’heure avancée, qui eût permis à des voyageurs l’oubli d’un dîner fait à la hâte au buffet.

— Il ne faut pas tourmenter cette chère enfant, dit le docteur ; elle a besoin de repos et peut-être de solitude. Dès ce soir, comme toujours, elle doit être libre avec nous. Conduisons-la chez elle.

Et il accompagna lui-même sa pupille, escortée en outre d’Emmeline et de Mme Brou, jusqu’à la chambre bleue, qu’égayaient un feu clair et la douce lueur d’une lampe à globe d’opale. Là le docteur s’assura qu’aucun soin n’était oublié, prépara lui-même la potion que selon son ordonnance la jeune fille devait prendre en se couchant, sonna la femme de chambre et lui recommanda d’être aux ordres de Mlle Aimont, mêla enfin la tendresse d’un père aux soins d’un hôte attentif, au grand étonnement de sa femme et de sa fille ; car s’il soignait les autres au dehors, il avait l’habitude de se faire servir à la maison.

Aussi, quand, descendus dans la salle à manger, où Albert venait d’arriver, ils fu-