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l’image irritante d’un bonheur qui fuit toujours.

Il parlait avec feu ; elle attachait sur lui sa prunelle sombre et lumineuse, douce, mais en même temps étrangement pénétrante. Il ne put s’empêcher de tressaillir.

— Marianne, vous doutez de moi ?

— Non, dit-elle étonnée. Comment pouvez-vous ?… Si je doutais….

— C’est votre regard. Il devient si observateur !… Vous lisez, vous étudiez trop, Marianne.

— Moi ! dit-elle avec une surprise nouvelle, mais non, bien peu… trop peu… Quoi donc ? peut-on étudier trop ?

— Sans doute. Le calme de la pensée, la candeur des impressions, en sont nécessairement diminués ; la science tue la foi.

— Quand la foi n’est qu’une erreur, dit-elle en souriant, — et, sous ce rapport ; j’ai fait depuis quelque temps bien des découvertes, — mais la vraie science ne peut conduire qu’à la vraie foi…

— Ou au doute.

Elle réfléchit un instant :

— Au doute sur ce qui n’est pas prouvé soit, et cela est un bien ; mais on la foi sur ce qui touche les vérités démontrables.

— Ah ! Marianne, en êtes-vous à ce point de ne plus croire sans preuves ?

— Non, pour ceux que j’aime. Cependant, ajouta-t-elle après un instant, il en est une que je ne suis pas libre de ne pas employer.

— Laquelle ?

— Je n’ose pas trop vous le dire. Si cela vous fâche un peu, pardonnez-le moi en songeant que moi-même j’en suis victime. C’est la comparaison que je me fais sans cesse, malgré moi, de votre sentiment au mien. J’attends toujours vos lettres plus tard qu’elles n’arrivent ; elles sont toujours plus courtes et moins intimes que je n’aurais besoin de les trouver. À propos de telle ou telle chose, souvent la parole que vous me répondez n’est pas celle que j’espérais. Mon cœur enfin subit sans cesse comme un perpétuel refroidissement. Sans doute, j’ai tort, et je suis honteuse de me prendre ainsi moi-même pour mesure de nos sentiments ; le mal est que je ne puis pas m’en empêcher. D’où vient cette différence entre nous ? Je ne sais peut-être ai-je un besoin d’amour trop grand, trop absolu. Et pourtant, au commencement, c’est vous qui aimiez le plus ; c’est moi qui me reprochais… Pourquoi ce changement ?

Ni l’un ni l’autre ne le savaient, et pourtant c’était bien simple. Chez Marianne, le respect de l’amour entraînait un attachement profond à la foi jurée ; chez Albert, ce respect n’existait pas. Il s’en prit à ses occupations, à sa fièvre de travail, qui n’était au fond, disait-il, que la fièvre de son amour, concentrée sur les moyens de réaliser au plus tôt leur union. Elle l’écoutait, le croyait, se repentait de ses doutes et lui en demandait pardon ; mais il revoyait bientôt, à la moindre occasion, sur son visage, cette empreinte de tristesse vague, méditative, qui malgré lui le mettait mal à l’aise, lui faisait peur.

En peu de jours cependant, il parvint à retrouver toute sa bonne foi vis-à-vis de Marianne, et par contre à la rassurer presque entièrement. Elle était si charmante, si adorable, sa belle fiancée ! Il en était si fier ! si ébloui de l’avenir d’amour et de splendeur qu’elle lui promettait. En même temps, l’image de Fauvette reculait sans cesse ; elle n’était plus dans son cœur, pas même à Paris, mais en Chine, aux antipodes. Marianne ! ô cher et pieux idéal ! joie, orgueil et bonheur de la vie entière ! Albert se laissa facilement entraîner à rester quelques jours de plus, et il se disait sincèrement : Ah ! si je pouvais rester pour toujours.

Mais, une fois en chemin, seul, et à toute vapeur dévorant l’espace, il retourna ses pensées du côté de Paris. Pauvre petite ! elle l’attendait avec impatience. Ah ! sans doute il avait eu tort… Mais à présent elle l’aimait, et si ingénument ! il allait peut-être la trouver au désespoir ; car il avait dit huit jours au plus, et il en était resté douze. Il ferait mieux peut-être de n’y pas aller ?… Mais… oh ! ce serait trop cruel ; maintenant elle l’aimait !

Après tout, il a si longtemps encore à rester dans ce Paris, car il n’espère guère être reçu à la fin de cette année. On ne peut pourtant pas vivre comme un ours.

Les femmes ne sont pas raisonnables. On les aime quand elles sont là. Que peuvent-elles demander de plus ?

— À l’aspect de Paris, son cœur battit vivement, et toute sa passion pour Fauvette le reprit.

— C’est une fièvre parisienne, se dit-il avec résignation.

Le soir même, dès son arrivée, ne prenant que le temps de secouer la poussière du voyage, il courut frapper à la porte de l’ouvrière.

En le voyant, elle jeta un grand cri de joie ; puis elle voulut bien lui reprocher son retard, son silence, mais à peine pouvait-elle parler. Elle essaya aussi d’être fière et réservée, comme elle, se l’était tant promis, et ce lui fut impossible. Il avait tant de bonnes raisons à alléguer ! Et surtout ses yeux brillaient de tant d’amour ! Il y avait sur ses lèvres tant d’éloquence ! Il baisait ses pauvres mains travailleuses, lui, ce jeune homme instruit, élégant, ce prince des contes de fées qui venait illuminer, sa pauvre man-