Page:Leo - Marianne.djvu/117

Cette page n’a pas encore été corrigée

voisin d’en face, et son œil briller de feux plus humides.

Les vacances de Pâques étaient proches.

Albert pressentait sa victoire et la hâtait avec une impatience fébrile ; car il allait partir pour Poitiers, et cette fois, pour toutes sortes de motifs, ce retour le désolait : Il n’eût pas voulu quitter Fauvette, il n’eut pas voulu revoir Marianne. Mais comment faire ? Sous plusieurs prétextes, il retarda son départ : un ami malade, un travail exceptionnel. Huit jours ainsi retranchés aux vacances furent vivement employés par lui près de l’ouvrière : lettres, visites, car maintenant elle le recevait. C’était, il est vrai, en lui disant vingt fois de partir ; mais il avait toujours quelque chose à dire, et la pauvre enfant, trop sincère, qui goutait grand plaisir à le voir, ne se fâchait pas. Ses lettres, il la vit de derrière sa vitre pleurer en les lisant. Elles étaient vraiment éloquentes, plus éloquentes à beaucoup près que celles qu’il écrivait à Marianne ; car il écrivait en même temps à Marianne, il ne pouvait s’en dispenser. Faut-il en révéler davantage ? Plus d’une fois les mêmes phrases servirent aux deux correspondances ; mais c’était Fauvette qui les inspirait. N’était-elle pas le désir le plus vif en ce moment ? C’étaient là des faux en écriture qui ne comptent pas dans la vie d’un honnête homme. S’il s’agissait d’argent, ce serait tout différent, et l’infâme irait au bagne. Il s’agissait pourtant bien de 500, 000 fr., la dot de Marianne ; mais le mariage légitime efface toutes les fraudes. N’est-ce pas la pierre angulaire de la société ?

Deux lettres fondirent sur Albert : l’une, de son père, foudroyante, lui intimait l’ordre de venir à Poitiers, coûte que coûte, immédiatement ; l’autre, de Marianne, profondément triste, pour la première fois formulait des doutes précis.

« Depuis longtemps, disait-elle, vos lettres ne sont plus les mêmes ; mon impression intime, persistante, ne peut me tromper sur ce point. Vous avez donc changé, Albert ? Vous ne m’aimez plus peut-être ? En tout cas, vous m’aimez moins, et cela suffit. N’auriez-vous pas conscience de ce changement, qui, à moi, m’est si douloureux ? Il n’en serait pas moins grave ; car, si votre amour peut fléchir, ne pourrait-il pas cesser entièrement ? si, au contraire, vous en avez conscience, vous devez, vous devriez me l’avouer aussitôt. Aucun motif, serait-ce le plus généreux, ne peut autoriser entre nous une altération de la vérité. C’est mon droit de la savoir, et je la veux toute entière…

» … En ce qui touche la maladie de votre ami, je ne puis me plaindre de votre retard ; mais, quant au travail que vous alléguez maintenant, je sais qu’autrefois aucun travail ne vous eût retenu, quand il se serait agi de nous revoir, après cinq mois et demi d’absence. Il est vrai que votre motif est raisonnable, et j’ai tâché de me le dire ; mais mon cœur n’y veut rien entendre… Je suis bien obligée de voir que le vôtre est moins exigeant…

»… Albert, ce ne sont pas là des reproches, c’est un appel à votre franchise. Si j’ai cessé d’être aimée, c’est ma faute sans doute plus que la vôtre, je le croirai du moins. Soyez franc avec moi je n’ai point perdu mes droits à votre confiance… »

Bien plus que la colère de son père, qu’il craignait cependant, ces plaintes si douces et si tristes de Marianne effrayèrent Albert et le dégrisèrent un peu.

— Un jour de plus, je serais perdu, se dit-il.

Et vite il fit sa malle et courut chez Lina :

— Pardonnez-moi de vous déranger, lui dit-il ; je n’ai pas voulu quitter Paris sans vous dire adieu.

— Adieu ! répéta-t-elle en pâlissant ; Adieu !…

— Oui, ma famille s’impatiente de mes retards. Je ne voulais pas, je ne pouvais pas partir ; Paris, cette rue, cette chambre où vous êtes, Lina, je ne comprends plus un autre monde. J’aurais voulu rompre avec tout le reste : c’est impossible. Adieu donc !

Il l’approchait quand il la vit porter les deux mains à la gorge et pâlir horriblement ; elle se trouvait mal. Il la secourut avec l’ardeur d’un amant désespéré de voir souffrir celle qu’il aime, et, sans trop d’audace toutefois, pensant qu’elle avait besoin d’air, il portait la main à son corsage ; elle se ranima subitement par un effort de pudeur et l’arrêta. Puis elle fondit en larmes. Il baisait ses cheveux, son front, avec des paroles passionnées ; enfin il osa toucher ses lèvres. Elle le repoussa.

— Laissez-moi ! laissez-moi ! dit-elle en sanglottant. Oui !… Ah ! vous allez me laisser en effet !… Ah ! pourquoi vous ai-je connu ? et pourquoi n’ai-je pas pu vous cacher…

— Ne regrette rien, mon ange adoré, s’écria-t-il en l’entourant de ses bras ; tu me rends le plus heureux des hommes. Il faut en effet que je parte, hélas ! et cette absence en ce moment me déchire. Mais ce ne seront que huit jours de torture et je reviendrai près de toi, heureux, ivre de joie, sachant que je suis aimé. Car tu m’aimes, Lina, tu m’aimes, fauvette chérie, je le sais maintenant, et je t’en remercie à genoux.

— Quoi ! s’écria-t-elle, ce n’est pas pour tout à fait que vous partez, seulement pour quelques jours ?

— Une semaine, pas davantage.

— Ah ! vous êtes cruel ! dit-elle en portant la main à son cœur. J’ai cru mourir.