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plus aimable et plus polie pour une jolie fille comme vous, dans sa robe de soie du dimanche, payée par Emmanuel, qu’elle ne le sera pour une pauvre petite ouvrière comme celle-là, qui passe, avec sa vertu, dans sa robe fanée. Qui est-ce qui l’honore, je vous prie ? On ne la voit même pas, on marcherait dessus sans s’en apercevoir, et sa vertu ne lui sert qu’à être mise au rebut et mourir de faim.

— Ça, c’est vrai, dit Marie.

Elle n’ajouta rien, et, devant cette approbation quasi silencieuse, Albert, qui avait parlé avec chaleur, qui s’était lancé, s’arrêta, un peu surpris de sa course. Qu’est-ce que ça lui faisait après tout ? Il se leva :

— Je commence à croire qu’Emmanuel ne reviendra pas, dit-il ; ayez donc la complaisance de lui dire de venir chez moi ce soir.

Et il descendit. Quand il fut dans la rue, il leva les yeux vers la fenêtre de la mansarde ; mais la chanteuse ne s’y montrait pas et la jolie voix ne se faisait plus entendre.

Il n’en fut pas de même lendemain. La fenêtre de la mansarde était juste en face d’Albert, et dès l’aube un flot notes perlées et bondissantes vint frapper à sa vitre. Il écouta quelque temps ; puis se leva, et se mit à la fenêtre, bien que l’air fût assez piquant. La mansarde était ouverte aux rayons du soleil levant, et la chanson y courait, joyeuse, le long des murailles ; mais Albert ne voyait rien de l’intérieur, cette fenêtre étant plus élevée que la sienne. À la fin, pourtant, une tête blonde, coiffée d’un réseau blanc, parut ; une main s’allongea dehors et secoua la poussière d’un torchon blanc, puis la voix fit encore quelques tours dans la chambre et la mansarde se ferma. Il ne faisait pas bon encore à laisser les fenêtres longtemps ouvertes.

— Elle est vraiment gentille, cette petite, se dit Albert, et il resta rêveur.

En quittant sa famille, à la fin des vacances précédentes, Albert avait reçu de son père de sages conseils, non précisément de vertu, mais de prudence. On avait des ennemis jaloux, cela était certain. Cette Armantine n’avait-elle pas été jusqu’à écrire à Mlle Aimont en se présentant comme une fille séduite ? Heureusement on avait l’œil sur la correspondance de Marianne, sans le lui dire, bien entendu. Toute lettre de provenance suspecte était habilement ouverte, examinée et supprimée au besoin. Un véritable cabinet noir enfin existait dans la maison, et Mme Brou trouvait que sur ce point les bons principes étaient enfin satisfaits. Mais le plus sûr était désormais d’ôter tout prétexte aux dénonciations, en un mot, de n’avoir pas de maîtresse : Marianne et sa dot étaient à ce prix.

Cette fois, dans un discours tout nouveau, avec l’autorité d’un vieux praticien, M Brou démontra à son fils que la chasteté n’avait rien d’anti-hygiénique et d’impossible ; elle était au contraire la vertu des forts, l’agent par excellence des grandes conceptions, des fortes études. Le cerveau étant le réservoir de toutes les forces, plus on en laisse à son service et plus il en emploie ; la force mâle, au lieu de se gaspiller en vains plaisirs, se concentre en œuvres fécondes. La femme est l’énervement de l’homme, etc. etc. Et suivit un tableau des désordres sociaux dans lequel la courtisane, seule responsable, fut traitée comme elle le méritait.

Albert, encore sous l’influence de Marianne, s’était empressé de promettre une sagesse exemplaire, que pendant tout le mois suivant il avait gardée sans effort ; puis des occasions s’étaient présentées, et qui n’a que des raisons de prudence y succombe facilement. Du moins Albert n’avait pas eu de maîtresse en titre ; aucun pied féminin autre que les pieds en pantoufles de lisière de sa concierge n’avait franchi le seuil de sa chambre. Cela était prudent, et il était fort content de lui.

Ce n’est pas que l’étude le passionnât pour cela. Non, il était comme la plupart des fils de la bourgeoisie, qui, bourrés de latin au sortir du biberon, et bachelier à seize ou dix-sept ans, n’ont jamais eu le loisir de sentir naitre l’amour de l’étude, mais ont eu en revanche tout le temps d’en contracter le dégoût. Il étudiait comme les autres, non pour la science, mais pour son diplôme. Il s’imposait bravement certaines heures, qu’il employait de son mieux, non sans effort ; après quoi, il courait se distraire, avec ses amis, au café, parfois au théâtre. N’ayant plus à subvenir aux besoins de toilette d’une maîtresse, il s’était laissé aller plus d’une fois à des extras de consommations ; un moment, le goût du jeu l’avait pris, — il faut bien faire quelque chose, — et il avait perdu des sommes très-fortes pour un étudiant, qui l’avaient obligé de recourir à la bourse de sa mère et à celle de ses amis. La faiblesse de Mme Brou pour son fils était grande ; mais, sous le contrôle sévère de son mari, ce qu’elle pouvait était peu de chose. Il était résulté de tout cela qu’Albert devait au café une somme assez considérable, qui s’accroissait tous les jours, et que, pour solder ses dettes de jeu et donner un à-compte au marchand de nouveautés chez lequel Armantine s’était fournie d’une garde-robe complète, l’héritier des Brou avait dû emprunter chez un usurier. Il s’en était affligé un moment, mais après tout qu’était-ce que 5 ou 6, 000 francs de dettes pour un fils de famille qui devait épouser prochainement une riche hé-