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En même temps, elle avança une chaise à sa visiteuse.

— Non, merci ; je m’en vais…

— Mademoiselle, dit Albert en se levant, évidemment, vous ne veniez pas pour vous en aller. C’est donc moi qui vous mets en fuite. J’en serais désolé ; je vais plutôt partir moi-même.

Il prit son chapeau et s’alla placer près de la porte.

— Mais, monsieur, je vous en prie, s’écria la jeune fille, pas du tout ce n’est pas vous…

— Alors, Lina, voyons, asseyez-vous, dit Marie avec l’autorité d’une maîtresse de maison. C’est le moyen de prouver à M. Albert qu’il ne vous fait pas peur…

— Oh !… non certainement, répondit Lina en s’asseyant. Je venais vous dire que ma chambre était maintenant tout à fait bien arrangée. Il n’y a plus rien à mettre en place, et comme cela elle a si bon air ! Je vais pouvoir maintenant travailler toute soirée.

— Eh ! reposez-vous donc un peu. Vous vous tuez de travail.

— Il le faut bien. J’ai de l’ouvrage pressé.

— Vous n’en manquez jamais ?

— Ça dépend, quelquefois. Oh ! c’est bien rare d’avoir de l’ouvrage toute l’année. Pourtant ça ne va pas trop mal.

— C’est qu’elle travaille si bien, dit Marie en s’adressant à Albert. Ce qu’elle fait sur tout, c’est des chemises d’homme. C’est piqué !… Eh bien ! à s’arracher les yeux là-dessus depuis l’aube jusqu’à minuit, elle ne peut pas gagner plus de 1 fr. 25.

— C’est selon, reprit Lina ; quand c’est de l’ouvrage de confection ou d’autres. Avec l’ouvrage de maison, je puis gagner jusqu’à 2 fr., mais c’est rare. Et quelquefois aussi, à la confection, pas moyen, en se tuant, de gagner plus de 1 franc par jour.

— Et payer une chambre 26 fr. par mois, vous jugez ? reprit Marie en s’adressant à Albert. Avec ça, manger, se blanchir, s’entretenir… est-ce possible ?

— Si j’avais seulement encore mon mobilier, reprit la jeune fille ; mais d’être en garni…

— Oui, reprit Marie, parce qu’elle a été malade, croiriez-vous que ce gueux de propriétaire lui a fait vendre ses meubles ? Faut-il être ?…

— Oh ! mais ça ne fait rien, interrompit la jeune fille, embarrassée de faire ainsi les frais de la conversation ; à présent, ça ira peut-être mieux.

Et elle essaya de parler du temps, en jetant par la fenêtre un regard charmé sur le ciel bleu. Elle sentait peser sur elle l’attention d’Albert. Il la regardait en effet beaucoup, attiré par cette candeur et cette timidité qu’il n’avait pas vues depuis longtemps et qui lui rafraichissaient les yeux. Elle était jolie en outre, non tant par ses traits, qui n’avaient rien de frappant, ni par sa fraîcheur ; car, bien qu’elle fût toute jeune, elle paraissait déjà fatiguée ; mais par un charme qui émanait de sa physionomie, de son attitude, et qui devenait de plus en plus pénétrant, à mesure qu’on s’en imprégnait. Ces yeux gris, dont Marie avait quelque peu médit bien injustement, n’avalent rien à envier aux yeux bleus ou noirs ; car, en les voyant, il était impossible de ne pas croire que la couleur grise était la plus jolie de toutes pour des yeux de gazelle ou de jeune fille ; doux, pénétrants, timides et lumineux à la fois, l’étincelle s’y absorbait et en jaillissait tour à tour. Le front candide portait cependant une empreinte sérieuse, et, dans l’expression du menton et de la bouche, un petit air de vaillance résolue, un peu forcée, faisait penser aux luttes déjà soutenues par cette enfant. Mais le fond de sa nature était bien une sorte de timidité instinctive, un peu sauvage. Elle semblait éprouver du malaise sous l’œil de cet étranger ; à quelques paroles qu’il lui adressa, elle répondit brièvement et se leva. tout à coup.

— Bon Dieu ! est-elle pressée ! dit Marie.

— Oui, j’ai perdu une journée pour déménager ; il faut bien que je la rattrape.

Et elle s’enfuit.

— Voilà sa vie ! dit Marie, quand elle se retrouva seule, avec Albert : coudre, coudre, toujours coudre ! Et pas d’autre, à dix-huit ans ! Dame ! c’est triste, n’est-ce pas ? On peut bien pardonner à celles qui prennent un peu de répit, ajouta-t-elle, comme si elle se parlait à elle-même.

— C’est vrai, dit Albert. Pauvre petite fille ! Voulez-vous que je lui fasse un cadeau ?

— Vous ? Oh ! elle ne l’accepterait pas.

— Sans intérêt, dit-il en riant.

— Non, elle est trop fière.

— Avec intérêt alors.

— Pas davantage, puisque je vous dis qu’elle ne veut pas prendre d’amant : c’est son idée.

— Elle est baroque. Dites-lui donc qu’il faut vivre, que diable ! et que ça n’est pas vivre que de passer les jours et les nuits à piquer une aiguille dans de la toile blanche. Il est sûr que pour rester sage il faut joliment le vouloir.

— Et après ça, pourquoi faire ?

— Dame ! dit Marie embarrassée, ça vaut mieux tout de même, à ce qu’on dit.

— Qui est-ce qui le dit ? Les gens chagrins ou payés pour ça, les prêtres, les magistrats, les gardiens de la société. Mais elle s’en moque si bien, la société, qu’elle sera toujours