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Il était assis à ce moment chez Emmanuel, à qui il était venu dire un mot, et qu’il attendait en causant avec Marie. La chanson venait d’en haut, comme du gosier d’un oiseau planant dans l’air. Cependant les oiseaux, même ceux de Paris, qui sont aussi Parisiens, ne chantent pas les chansons de Pierre Dupont. Albert soupçonna donc tout bonnement que la voix venait de la mansarde, au-dessus de l’appartement d’Emmanuel, et il se pencha à la fenêtre pour mieux écouter.

On était à la fin de mars et il faisait une de ces soirées qui vous apportent par bouffées tous les enivrements du printemps ; l’air était humide et doux, les branches se gonflaient, les moineaux piaillaient et fourrageaient dans les lierres de Cluny, les hirondelles commençaient à raser de l’aile les tours et les palais : on voyait les enfants essaimer sur les promenades ; les jeunes filles qui passaient avaient sur la joue un carmin plus vif et dans le regard des feux inconscients. Une sorte d’alacrité, de joie, de sourire, était dans l’air, et les vieux murs eux-mêmes se faisaient aimables et doux en met tant des fleurs dans leurs rides.

À peine finie, la chanson recommençait ; tous les couplets défilaient l’un après l’autre, et la jolie voix rebondissait de note en note, avec l’entrain d’un coureur qui se plait à sauter et à se détendre, avec la joie d’un chevreau lâché dans un pré ; tandis que par la fraicheur et l’éclat du timbre, la rondeur et la pureté des sons, elle faisait penser à ces ondelettes des ruisseaux champêtres, toutes pleines de lumière ; qui ne se séparent et ne se choquent harmonieusement que pour se baiser et se confondre.

— Vous avez là un mélodieux voisinage, reprit Albert.

— N’est-ce pas ? dit Marie. Ça vaut mieux que le cornet à pistons que nous avions. Il empêchait Emmanuel de travailler ; aussi nous l’avons fait renvoyer en louant la chambre comme pour nous, et j’y ai mis une de mes amies, une fille bien comme il faut. Elle entend parfaitement nous payer, à ce qu’elle dit. C’est une bonne travailleuse. Seulement elle est toute contente de ne payer qu’à la fin du mois, parce que ça lui fait une avance, vous comprenez. Elle est occupée à s’arranger là-haut, et elle est si contente ! Puis la belle saison qui vient ! Pauvre fille elle a failli mourir gelée cet hiver.

Albert ne demanda pas, — cette idée même était à cent lieues de son esprit, pourquoi, comment il se faisait qu’une bonne travailleuse pût être exposée à mourir de froid ? Il demanda seulement :

— Est-elle jolie ?

Et tout l’intérêt qu’il portait à la chanteuse était évidemment contenu dans celle question. Il n’y entrait pourtant ni préméditation ni même grande curiosité. Il disait cela naturellement, comme l’eût dit à sa place tout autre homme d’une époque où la femme n’est pas considérée comme l’être humain, appartenant en particulier à telle moitié de l’humanité, mais comme un être spécial fait pour l’homme et non pour soi-même. La femme donc étant faite pour l’homme, autrement dit pour le plaisir et pour la reproduction, qu’est-ce qu’une femme laide ? qu’est-ce qu’une femme vieille ? Des êtres inutiles, des monstres en dehors du vœu de la nature, puisque ce vœu de la nature si mal rempli est — Proudhon l’affirme — l’éternelle jeunesse de la femme. Tout être rebelle à sa destinée mérite sinon la mort, du moins le mépris : telle était bien la logique d’Albert et pourquoi, sans s’arrêter au froid ou à la faim qu’avait pu ressentir l’ouvrière, il attachait son intérêt pour elle au résultat de cette question : Est-elle jolie ?

Marie fit une petite moue de personne experte et indulgente.

— Mais oui, elle n’est pas mal. Une figure assez gentille, des yeux gris ; — ce qui n’est pas si beau que des yeux noirs ou bleus, — mais très-doux ; les cheveux blonds, un petit air agréable. Mais c’est une personne sévère, elle ne veut pas d’amant.

— Eh bien ! cela m’est égal ; seulement en êtes-vous sure ?

— Puisqu’elle n’en a pas donc, et c’est bien sa faute ; je sais qu’elle a trouvé. Moi-même, je lui disais cet hiver, quand je la voyais si pâlotte : « Ma chère, il faut te faire aider ; on n’est pas obligée de mourir de faim. » Elle baissait les yeux et disait : « Non, je ne peux pas. » Je lui ai bien souvent porté quelque chose ; elle nous faisait de la peine. Après ça, c’est qu’elle n’aime personne, voilà. Et moi aussi, si je n’avais pas aimé Emmanuel…

La chanson avait cessé depuis deux minutes ; tout à coup la porte s’ouvrit, et entrèrent pêle-mêle un rayon de soleil, une voix claire et fraiche, et une jeune fille de petite taille, aux cheveux blonds, aux yeux gris, à l’air modeste et doux.

— Si vous voyiez comme tout est bien arrangé maintenant, Marie…

C’était la jolie voix qui tout d’un trait avait dit cela. Quant à la jeune fille, elle fit un pas en arrière en voyant Albert et devint toute rouge, et avec un accent de confusion, elle reprit :

— Ah ! je vous croyais seule. Pardon.

— Mais vous ne nous dérangez, pas, dit Marie ; monsieur attend mon mari.